Alice Carabédian publie aux éditions du Seuil Utopie radicale – Par delà l‘imaginaire des cabanes et des ruines. Utopiste des grands chemins, diplômée de lettres modernes et docteure en philosophie politique, l‘autrice travaille à une reconceptualisation de l’utopie politique au sein de la science-fiction contemporaine. Avec cet essai grand public, elle signe un appel plus que bienvenu pour parer au pessimisme ambiant. Rencontre.
Souvent taxées d’excessive naïveté, les utopies se prétendent, pour gagner en crédibilité, toujours plus « concrètes », « réelles », voire « réalistes ». Mais ne pourrait-on pas, justement, prendre le contre-pied ? Imaginer plus encore, puiser dans la science-fiction des ressources pour s’autoriser à penser au-delà du réel ? C’est là que la science-fiction fait son entrée, avec son infini champ des possibles. Au-delà de certains modèles convenus dont elle fait la critique, l’autrice avance que la SF « peut beaucoup pour décloisonner nos imaginaires politiques ».
Rappelant que tout ce qui est possible a d’abord été impossible (que la Terre tourne autour du Soleil, que l’humain descende du singe…), elle observe que, si les pires choses adviennent dans la réalité, nous ne savons plus penser la sérénité, la joie, l’égalité, l’attention à l’autre, la liberté, la pluralité, comme l’illustrent les fictions dystopiques à la mode (Black Mirror, Squid Game, Don’t look up…). Utopie Radicale – par delà l’imaginaire des cabanes et des ruines arrive comme un pamphlet utopiste dont nous avons bien besoin.
Comment, pourquoi as-tu commencé à t’intéresser à l’utopie ?
Alice Carabédian : Je travaille sur l’utopie depuis mon master de philosophie, en 2011. Je me suis amusée à croiser les auteurs de science-fiction avec ceux de la théorie politique. Cela mène à la question de l’utopie, souvent à l’intersection de ces domaines. Comment l’utopie peut-elle rester utopique et politique ? Cette question permet de montrer que la fiction est un point essentiel de l’utopie.
Par ce biais, on peut lutter contre les idées reçues que le genre utopique subit depuis toujours, taxé soit d‘être naïf et inutile, soit de mener au totalitarisme. Remettre au goût du jour l‘utopie, c’est revendiquer dans notre présent toute sa puissance subversive, et montrer ce qui peut rester utopique dans l’utopie, ce qu‘on peut y trouver comme matière à penser.
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Qu’est ce qu’une utopie « radicale »?
« Nous avons largement de quoi nous sentir face
au mur. Soit on fonce dedans,
soit on construit des échelles. »
Oser projeter un ailleurs ou un autrement, alors que l’on vit dans un régime plus ou moins autoritaire, plus ou moins fermé, normé et uniformisant, c’est déjà se montrer radical : refuser un état de fait, un ordre établi et s’autoriser à penser ce qui pourrait être.
Souvent, dans les milieux militants, on part à la recherche d’utopies très concrètes, réelles, on zappe un peu la partie « imaginaires » et les bienfaits de la fiction. Bien sur qu’il faut construire des ZAD, prouver qu’un autre monde est possible. Mais parfois, s’autoriser l’imaginaire pur peut nous permettre de dépasser le pessimisme ambiant. La science-fiction, ce n’est pas uniquement un divertissement. Ce voyage peut prendre du sens, ouvrir notre présent. La SF a les outils pour être critiques et regarder le réel d’une autre façon, donner un appel d’air.
Qu’est ce qui rend l’utopie particulièrement nécessaire en ce moment, selon toi ?
Prenons l‘exemple des dystopies. L’horreur dépeinte dans les dystopies aujourd’hui ne semble plus faire d‘effet, parce que cette horreur n’a plus rien d’étranger, elle est devenue familière. Les migrants qui se noient en quittant des pays en guerre, les pandémies, la surveillance généralisée, la montée des fascismes et extrêmes droites, la catastrophe climatique et écologique… L’angoisse a perdu de sa force qui devrait nous pousser à imaginer la transformation du monde, puisque nous avons ses conséquences sous les yeux.
D’un point de vue social, politique, écologique, nous avons largement de quoi nous sentir face au mur, on a ce sentiment quotidien d’étouffement, d’incapacité à lutter face à des méga-systèmes. Mais face à un mur, que faire ? Soit on fonce dedans, soit on construit des échelles. Dans la fiction, on peut trouver des moyens, c’est pour cela que j’ai voulu mon texte comme un appel à écrire des utopies. L’utopie ne remplace pas l’action politique qui vise à transformer ce monde-ci, mais c’est une alliée importante. Elle est utile et nécessaire, parce qu’elle permet de projeter autrement des ailleurs, et une fois encore ce qui est, je crois, le nerf de la guerre.
Alice Carabédian, Utopie radicale – Par delà l‘imaginaire des cabanes et des ruines, Ed. Seuil, 2022.