11 ans qu’ils arpentent les routes dans leur plus simple appareil, avec pour seul barda un canif et le goût de la rencontre. Cet été, Nans et Mouts reviennent sur France 5 pour une nouvelle saison de Nus et Culottés. Objectif du premier épisode, diffusé le 10 juillet : organiser un concert de gospel au sommet des volcans d’Auvergne.
Parfois considéré comme de « gentils hippies » à leurs débuts, le duo incarne pourtant avec conviction — et réflexion — une certaine idée de la décroissance, et invite à réinventer les imaginaires du voyage dans un contexte d’urgence climatique et de fractures sociales. Nus et culottés, un remède à l’éco-anxiété ?
Pioche! s’est entretenu avec Mouts (Guillaume Tisserand-Mouton) pour savoir comment le sens de leur démarche, à Nans (Nans Thomassey) et lui, avait évolué en l’espace d’une décennie — et ce qui les poussait à se remettre, une fois de plus, à poil.
Depuis le lancement de « Nus et culottés » en 2012, chaque épisode prend pour point de départ l’un de vos rêves, que vous cherchez à réaliser au cours du voyage. De quoi rêvez-vous aujourd’hui ?
Mouts : Au début, nous avions des rêves très enfantins. En les observant aujourd’hui, nous avons réalisé que nous les avions probablement téléchargés, qu’ils étaient issus de l’inconscient collectif, de la culture de consommation. Faire du parapente en Corse, faire de la montgolfière à tel endroit… Mais il y avait aussi déjà des rêves axés sur la rencontre, comme boire le thé avec un Lord en Angleterre, et ce sont ceux-là qui sont devenus centraux aujourd’hui.
Le fait de retrouver un lien, de se refaire confiance, c’est une énorme bouffée d’oxygène pour tout le monde
Dans le premier épisode de la nouvelle saison, par exemple, on prépare une soupe populaire avec des ingrédients glanés sur le chemin. Une sorte de soupe locale de 400 km. Nous n’avions pas tant de kilomètres à faire, et c’est ce qui nous a permis un voyage extraordinaire, tout en lenteur. D’ailleurs, les épisodes de cette saison sont aussi plus longs ; la plupart durent autour de 90 minutes, contre 52 avant.
On doit en être à 45 départs tout nus, mais je suis sans cesse surpris par la générosité des gens. Évidemment, tout le monde n’est pas intéressé par notre démarche, mais une partie significative des gens que l’on rencontre se rend disponible. J’ai l’impression de voir un effet post-COVID : après de longs mois à huis clos, à avoir eu peur de l’autre, le fait de retrouver un lien, de se refaire confiance, c’est une énorme bouffée d’oxygène pour tout le monde.
La COVID nous a aussi aidés à nous recentrer sur le voyage en France, puisque de toute façon nous ne pouvions pas aller ailleurs. Prendre l’avion pour voyager est devenu un paradoxe assez insupportable à vivre — ce qui est évidemment facile à dire pour nous, qui l’avons pris des dizaines de fois. Mais je suis heureux de redécouvrir mon pays, et encore plus post-pandémie.
À l’instar de la COVID, la prise de conscience des défis climatiques a amené une remise en question de nos habitudes de consommation et voyage. Tu as le sentiment que le regard sur votre démarche a changé à mesure que ces sujets ont pris de l’ampleur ?
J’ai l’impression que les gens ont davantage compris ce qui est de l’ordre de l’écologie humaine et relationnelle que de l’ordre de l’écologie environnementale. Ce que j’entends par là, c’est qu’il y a 10 ans, lorsque nous disions que nous allions partir tout nus et sans argent, les gens pouvaient nous répondre qu’ils ne comprenaient pas trop la démarche. Aujourd’hui, on nous répond « d’accord, vous voulez faire de belles rencontres, vous êtes à la recherche de vous-mêmes ? » C’est besoin d’entrer en relation, avec soi, avec les autres, avec le vivant, les gens le comprennent plus facilement aujourd’hui.
Ma thèse, c’est que le nomadisme est toujours ancré en nous — on associe la naissance de l’humanité à celle de Néanderthal, donc environ 300 000 ans en arrière. La sédentarité, elle, n’a que 10 000 ans. Nous avons donc vécu 290 000 ans sans concept de murs, de portes, de fenêtres, de serrures, d’ambiances climatisées… Les crises climatiques et la COVID, notre époque d’incertitude, nous permettent de renouer avec ce nomade, ce vagabond intérieur.
Lorsque l’on plante ses deux pieds dans la vulnérabilité, on fait une découverte extraordinaire
La définition d’un vagabond, c’est quelqu’un qui n’a pas de domicile fixe, mais c’est aussi quelqu’un qui n’a pas de ressources fixes. Et aujourd’hui, on se rend justement compte que toutes ces ressources que nous croyions éternelles, comme le pétrole, ne sont pas fixes. J’y vois une chance unique pour renouer avec notre vulnérabilité. Tu veux de l’eau ? Et bien il faut aller jusqu’au puits et porter un seau. Et ce seau, il est lourd. C’est ça, notre condition humaine, pas d’appuyer sur un bouton pour se faire livrer le lendemain une enceinte produite en Chine.
Sinon, comment expliquer qu’en France, où l’on a de l’eau potable dans 99 % des robinets, où l’on peut se chauffer, où l’on dispose d’un système de sécurité sociale que beaucoup nous envient, nous comptons parmi les plus grands consommateurs d’antidépresseurs au monde ?
À tes yeux, se rendre vulnérable est une condition nécessaire pour faire de vraies rencontres ?
C’est quelque chose dont nous n’avions pas conscience lorsque nous avons commencé « Nus et culottés ». Et puis, en arrivant devant des gens dans un tel état de vulnérabilité, en ayant faim, froid, en étant fatigués, nous nous sommes aperçus qu’ils baissaient les armes, ils laissaient tomber leurs masques. Et je crois que souvent, ils étaient eux-mêmes surpris de leur propre générosité. Là encore, le confort nous a invités à accumuler des biens, et donc à ériger des barrières, y compris sociales, pour les protéger.
C’est quelque chose que j’ai beaucoup observé en voyageant en France et en Europe : il y a une misère affective incroyable. Combien de fois on nous a dit « ça, je ne l’ai jamais dit à ma femme » ou « mes meilleurs amis ne sont pas au courant ». Et je fais partie de ces gens-là, qui ont de la peine à nommer ce qui se passe au fond d’eux. Mais à un moment donné, lorsque l’on plante ses deux pieds dans la vulnérabilité, on fait une découverte extraordinaire.
On nous a vendu que la sécurité, c’était de se blinder, de se former, d’anticiper. C’est en partie vrai, mais on oublie la sécurité du lien. Et cette sécurité-là, pour se bâtir, elle a besoin de vulnérabilité. Si on arrive bardé d’armes, de diplômes, de regards fermés, de ceci, de cela, c’est très difficile d’entrer en lien.
On vous voit souvent pleurer à l’écran, Nans et toi. Deux hommes en larmes, ça reste encore assez rare à la télévision.
On nous dit souvent « ça fait du bien de voir des hommes qui pleurent ». J’ai clairement baigné dans cette éducation où un homme, ça ne pleure pas. Non pas qu’on me l’ait assené, mais je l’observais autour de moi, alors j’en ai déduit que c’était ça, être un homme. Et je sais que beaucoup de personnes partagent cette situation. Il m’a fallu des années pour retrouver le chemin, et je me sens tellement heureux aujourd’hui.
Curieusement, là où je pouvais me sentir fragile par le passé, je me sens aujourd’hui presque invincible, comme si le fait de pleurer lorsque quelque chose m’émeut me rendait encore plus fort. Et je crois que dans toutes les formes de vulnérabilité que nous acceptons de partager à l’écran, avec Nans, c’est celle-là, émotionnelle, qui me touche le plus.
Une personne qui nous a beaucoup aidés dans ce cheminement, c’est Alain, que nous avons rencontré en Suisse pendant la saison 3. Je suis d’ailleurs toujours en lien avec sa compagne Dominique et lui. Cet homme-là avait vécu quelque chose d’extraordinaire à nos côtés, il s’était laissé aller à pleurer, alors que ça ne lui était pas arrivé depuis des années. Des souvenirs de son passé étaient remontés, et cet homme de presque 80 ans s’est mis à pleurer comme une madeleine. Ça m’a surpris, je suis à peu près sûr que je n’avais vu un homme de son âge pleurer. Et bien, ça a débloqué quelque chose en moi ; je me suis senti autorisé à en faire de même.
De tous ces moments que vous vivez lorsque vous filmez « Nus et culottés », qu’est-ce qui reste, qu’est-ce qui transpire dans votre vie de tous les jours, hors écran ?
On imagine souvent que notre métier, à Nans et moi, c’est de voyager. En réalité, notre métier aujourd’hui, c’est de faire des allers-retours entre la vie sédentaire et la vie vagabonde — et de se mettre à poil. Il se passe un processus assez étonnant, à chaque fois que je m’apprête à partir — là, ça va être la 46e fois — c’est que j’ai un peu l’impression que je m’apprête à mourir.
En réalité, notre métier aujourd’hui, c’est de faire des allers-retours entre la vie sédentaire et la vie vagabonde
Quelque part, il y a toujours cette petite question : « est-ce que je vais revenir ? » il nous est arrivé des centaines de mésaventures durant ces voyages, suffisamment pour qu’on se dise « ah oui, la vie, c’est fragile pour de vrai ». Il suffit d’une bagnole, d’une mauvaise rencontre… Et le fait d’avoir fait plus de mille rencontres au fil de ces voyages, et de savoir que 99 % de ces gens, je ne les reverrai pas, ça ravive cette conscience aiguë de la finitude des choses. Alors oui, partir comme ça, de manière répétée, de mon côté j’ai vraiment l’impression de m’entraîner à mourir.
Et pour répondre à ta question, c’est cet exercice qui nourrit énormément ma vie. Je vois combien je suis bloqué dans certains comportements dont j’aimerais me défaire : telle addiction au sucre, telle addiction à l’immédiateté — moi aussi, je commande encore sur Amazon. J’aimerais m’ouvrir à certains comportements, notamment liés aux enjeux climatiques, mais je n’y parviens pas. Et je crois que dans nos voyages, il y a une autre clé à l’endroit de la capacité à faire des deuils. C’est une chose magnifique que le vagabondage nous enseigne.
Si tu as frappé à 50 portes, qu’aucune ne s’est ouverte, et que tu arrives à la 51e avec une tête de 100 pieds de long, tu peux être sûr qu’elle ne s’ouvrira pas non plus. Ça demande de faire sans cesse de petits deuils, à regarder la tristesse en face, à ne pas rester bloqué à l’étage de la colère. Et du coup, le voyage m’enseigne à vivre, et à vivre dans la joie. Parce que lorsqu’on a fait ce chemin-là, d’oser se laisser mourir, toujours un peu plus chaque jour, c’est la joie qui jaillit derrière. Et ça, c’est bluffant. Comme si le vide n’existait pas.
En 11 ans de voyages et d’amitié, qu’est-ce qui a changé dans votre relation, à Nans et toi ?
Je crois que nous avons réussi à bâtir avec Nans une sorte de foi partagée, y compris dans les moments où c’est insupportable. Même lorsque l’on s’énerve, lorsque l’on ne peut plus se voir, on sait que l’on a besoin l’un de l’autre, et qu’on a besoin d’être deux. Je suis tellement reconnaissant de cette intelligence collective que nous avons développée au fil du temps, qui nous demande chacun de mettre un genou à terre — c’en est presque devenu un code d’honneur entre nous.
Parfois, l’un de nous pète un câble, mais d’autres fois c’est plus insidieux. Par exemple, s’il y en a un qui a un coup de mou, l’autre peut facilement rentrer dans un système de domination, où il va faire passer son idée parce qu’il a un peu plus la patate. Mais c’est justement là qu’il faut savoir aller chercher l’autre, lui dire « t’endors pas, j’ai besoin de toi, j’ai besoin de savoir ce qu’il se passe pour toi ».
Ça nous est arrivé des centaines, des milliers de fois, d’avoir des disputes, des désaccords qui sont parfois très lourds, mais desquels on est sortis en se disant « OK, en fait, on n’a pas d’autre choix que de faire ensemble, ça n’est pas une option » C’est ça qui est magnifique. On pourrait choisir l’option de l’autoritarisme, se passer du consentement de l’autre, mais c’est aller au-devant de plus gros problèmes dans un jour, un an, dix ans. Donc non, on fait ensemble, point barre.
La nouvelle saison de Nus et culottés a démarré depuis le 10 juillet sur France 5, les épisodes sont en replay sur France.tv
Nans et Mouts ont également lancé, aux côtés de leur ami Kim, archéologue expérimental, un magazine : La Tribu du Vivant. Dans la continuité de « Nus et culottés », ils y échafaudent, à raison d’un numéro (sans pub) tous les 3 mois, une nouvelle culture du vagabondage au XXI siècle. Le thème de leur dernier numéro ? Le rire, spontané, complice et communicatif. À leur image.