Faire atterrir l’économie quelque part. C’est l’ambition de l’économie sociale et solidaire portée depuis Marseille par l’incubateur Inter-Made. Les projets accompagnés tiennent compte des limites planétaires pour développer des solutions en prise avec les besoins sociétaux, tentant de garder à distance les logiques de concurrence. Mais cette approche reste le fruit d’un travail d’équilibriste, entre modèles économiques hybrides et réalités du territoire.
Une crèche, deux radios, une salle de spectacle, une école, des bureaux, un restaurant… À deux pas de la gare de Marseille Saint-Charles, la Friche la Belle de Mai a tout d’une véritable ville dans la ville. Mais loin de se la jouer Cité Radieuse, ce « tiers-lieu avant l’heure » se pense depuis sa création en 1992 à partir de son ouverture au territoire et de ses habitant·es, en proposant l’art et la culture comme liants.
Il faut aussi s’intéresser à l’expertise du quotidien, celle des habitant·es et des structures qui vivent le territoire
Fin novembre, à l’occasion de l’événement #PLUS20, la Friche rassemblait une centaine d’habitant·es et d’acteur·ices locaux autour d’un exercice ludique : imaginer le futur de leur quartier à l’horizon 2043. Les deux thématiques choisies – habiter et se nourrir – ont ouvert les discussions et fourni quelques clés pour se réapproprier collectivement son cadre de vie. Une aspiration vitale dans ce quartier populaire qui compte l’un des taux de précarité les plus élevés de la ville.
Aux manettes de l’événement, on retrouvait La Ruche Marseille et Inter-Made, un facilitateur de projets d’économie sociale et solidaire dont une partie des bureaux sont installés à la Friche. L’association porte une Fabrique à initiatives qui travaille à identifier les besoins sociaux existant sur son territoire, et imagine grâce à un processus collaboratif des solutions dotées d’une gouvernance partagée et d’un modèle économique viable qui pourrait y répondre.
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Mais remettre l’économie au service du bien commun n’est pas une mince affaire, exigeant un réel savoir-faire et la faculté de naviguer entre les mondes. Un pied dans les repas partagés de MJC, l’autre dans les couloirs feutrés de la mairie. On en discute avec Clotilde Delattre, responsable de la Fabrique à Initiatives d’Inter-Made et Stéphane Pinard, responsable du développement territorial à la Friche la Belle de Mai.
Quels sont l’enjeu et la philosophie d’un événement comme #PLUS20 dans ce cadre ?
Clotilde Delattre : Cette sixième édition de #PLUS20 organisée avec la Friche permet à chacun·e de se projeter pour imaginer ce que pourrait être son territoire dans un futur souhaitable. On veut montrer qu’il y a des enjeux à venir, mais qu’il y a aussi des projets et des personnes qui portent des projets pertinents qu’il faut soutenir, accélérer et dupliquer. Ça redonne beaucoup d’espoir.
Les témoignages nous ont fait réaliser l’importance de la végétalisation pour les habitant·es. Ce qui n’est pas surprenant à Marseille, et particulièrement dans le quartier Belle de Mai qui souffre de sa minéralité et d’un manque de jardins publics. Ce type d’événement nous permet d’affiner la compréhension des besoins sociaux et de mobiliser autour de problématiques localisées dans le quartier. Parce qu’à côté de l’expertise des spécialistes, il faut aussi s’intéresser à l’expertise du quotidien, celle des habitant·es et des structures qui vivent le territoire.
Le lien de confiance est le levier principal pour arriver à une concertation juste, mais pour ça il faut du temps
Comment vous faites pour recueillir cette fameuse « expertise du quotidien » ?
Clotilde Delattre : On ne peut pas viser l’exhaustivité. On aimerait bien sûr sonder tous·tes les habitant·es d’un quartier, mais on ne peut pas. Surtout qu’à Marseille, l’échelle d’un quartier, c’est parfois l’équivalent d’une ville comme Cavaillon. On se heurte parfois aussi à la barrière de la langue qui peut être franchie par l’attention portée à des supports traduits ou la proposition d’ateliers animés avec des techniques créatives et ludiques. Ce sont des choses qu’on adapte sur le terrain. Et parfois, il suffit simplement de se laisser porter par une visite du quartier par un·e habitant·e pour en apprendre beaucoup.
On s’adapte aussi aux espaces et aux moments de sociabilité qui existent déjà, comme la permanence d’un centre social ou le repas partagé d’une association. Ça demande un peu d’agilité pour comprendre le contexte de chaque quartier. Mais l’enjeu c’est de trouver des espaces et des angles qui permettent à chacun·e de dire les choses en toute confiance. Car le lien de confiance est un levier essentiel pour arriver à une concertation juste mais pour ça il faut du temps, et une vraie régularité.
Stéphane Pinard : Le partenariat entre la Friche et Inter-Made permet aux initiatives entrepreneuriales accompagnées de s’inscrire véritablement dans notre territoire d’ancrage : le quartier de la Belle de Mai. La Friche structure ainsi de nouveaux espaces comme le LaboFriche, un labo de recherche et développement destiné à croiser les savoirs scientifiques et les savoirs expérientiels des acteur·ices du territoire et des habitant·es du quartier.
Cette proximité nous permet également de développer d’autres coopérations, notamment avec d’autres tiers-lieux, autour d’enjeux économiques ou de formation des demandeurs d’emplois vers des métiers liés à la transition écologique.
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Les projets conçus par la Fabrique relèvent de l’intérêt général, répondent à des défis sociaux et environnementaux qui pourraient être la responsabilité du service public. Quel lien entretenez-vous avec les pouvoirs publics ?
Clotilde Delattre : La coopération, le faire ensemble sont des mots d’ordre de l’entreprenariat social et solidaire. On pousse souvent vers un mode de fonctionnement basé sur la mutualisation du matériel, des ressources, des compétences… et c’est valable aussi avec les acteurs publics.
On propose aux acteurs publics de les remettre à leur place de garant du respect des besoins humains
À Marseille, il y a une synergie très forte entre l’économie sociale et solidaire, l’associatif et le politique sur des sujets comme l’alimentation, l’économie circulaire, à l’image du projet 13 A’tipik un atelier de confection textile qui travaille avec un public en insertion, ou les nombreuses « cuisines partagées » (la Marmite Joyeuse, la Cuisine du 101…).
Stéphane Pinard : La Friche la Belle de Mai a un statut coopératif et les collectivités sont parties prenantes de notre gouvernance. Leur implication dans notre Conseil d’administration autorise la Friche à rassembler largement pour agir ensemble sur les enjeux de transition économique et sociale du territoire marseillais.
Quel est votre regard sur la relation entre l’État et les structures de l’ESS comme la vôtre aujourd’hui ?
Stéphane Pinard : Après 30 années d’existence de la Friche dans le paysage national, nous avons une relation de confiance avec les différentes administrations de l’État, au-delà même du ministère de la Culture. Je pourrais citer plusieurs exemples comme la reconnaissance en 2020 de la Friche comme Fabrique de Territoire ou l’implantation chez nous d’un carrefour de l’entrepreneuriat, le TransfOrama, dédié aux 18-30 ans, construit en consortium avec Inter-Made / La Ruche dans le cadre du plan Marseille en grand. La centralité de la Friche lui permet d’être un véritable démonstrateur des nouvelles politiques publiques.
Clotilde Delattre : Les programmes d’Inter-Made sont quasiment gratuits pour les porteur·euses de projet, notamment parce qu’ils sont subventionnés et qu’ils ont parfois la possibilité d’être pris en charge par la formation professionnelle. Malgré cela, on a toujours besoin de prouver notre utilité, de démontrer notre impact positif pour pouvoir espérer bénéficier d’un soutien. Tout ça nous place dans des modèles économiques sous tension. Alors qu’on voit bien que l’économie classique, qui a montré ses limites depuis un moment, n’a pas à répondre de ses impacts négatifs.
Les pouvoirs publics nous demandent de justifier de la création d’emplois, ou de la croissance d’indicateurs économiques. Mais il y a d’autres bénéfices à nos projets que la lucrativité et le chiffre d’affaires. Les activités créées placent au centre la satisfaction des besoins humains, d’où la pertinence de travailler main dans la main sur des finalités de bien commun. Pour nous, l’économie n’est pas une fin en soi, mais un levier d’action au service du bien-être des habitant·es.