Semaine de 20 heures, le recyclage comme norme, égalité des genres, ruisseaux au cœur des villes… En 1975, l’écrivain Ernest Callenbach esquissait par la fiction les contours d’une société écologiste utopique. Presque 50 ans plus tard, son roman Écotopia n’a pas perdu de son actualité, offrant toujours aux lecteur·ices un voyage imaginaire à la découverte d’un autre monde possible et désirable.
« La vie ici me paraît parfois sortir d’un passé que j’ai peut-être connu en regardant de vieilles photographies. À moins qu’il ne s’agisse d’un bond en avant. » Près de vingt ans après la sécession des États de Washington, d’Oregon et de Californie pour former la nation écologiste Écotopia, le grand reporter William Weston est le premier américain à mettre les pieds dans ce mystérieux pays. Un voyage qui plonge les lecteur·ices au coeur d’une société à la recherche permanente d’un « état d’équilibre entre les humains et leur environnement ».
À l’heure où les fictions écologistes restent majoritairement sombres, voire apocalyptiques, le roman Écotopia d’Ernest Callenbach apporte une bouffée d’optimisme bienvenue. Un optimisme vieux de presque 50 ans. Publié en 1975 aux États-Unis, et écoulé à plus d’un million d’exemplaires, l’ouvrage est aujourd’hui régulièrement cité comme une référence incontournable des mouvements militants américains.
« L’employé du guichet de la gare ne tolère tout bonnement pas qu’on s’adresse à lui comme je l’ai fait.
– Vous me prenez pour qui ? m’a-t-il demandé. Un distributeur de billets ?
Il a même refusé de me délivrer mon billet tant que je ne lui parlerais pas comme à un être humain, puis il a insisté pour que nous ayons une brève conversation »
« Ici personne n’est irremplaçable ou insupportable. Tous ces échanges humains me paraissent d’une complexité et d’une densité effrayantes, mais je comprends que cette densité garantit l’équilibre général : toute relation, aussi intense soit-elle, se déroule au milieu d’un ensemble de liens solides et fiables. […] C’est leur foutu réalisme habituel : ils s’occupent d’eux-mêmes et des autres.
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Les chapitres alternent entre les articles publiés dans le New York Times Post par William Weston, et ses carnets de voyage personnels. Sous la plume consciencieuse du journaliste, on découvre les mœurs, l’économie, l’organisation politique, la vie en ville ou encore le rapport à la nature des Écotopiens. Quand la plume plus libre du voyageur donne à lire un homme ébranlé par ce pays inconnu, en proie à une transformation intérieure accélérée par une aventure amoureuse.
Il paraît probable que divers modes de vie impliquent toujours des inconvénients qui équilibrent les avantages. (…) Peut-être les Écotopiens sont-ils seulement heureux et malheureux autrement que nous.
Une semi-utopie qui n’a pas pris une ride
Loin du conte de fée, Ernest Callenbach dresse le tableau d’une société complexe, vivante, et assurément imparfaite. L’exercice périlleux de l’utopie est ici réussi. Il fertilise les imaginaires et invite chacun·e à réfléchir sur ce monde de papier.
« Il est si difficile d’imaginer quelque chose de fondamentalement différent de ce que nous avons maintenant. Mais sans ces différentes visions, nous restons au point mort, alors que nous ferions mieux de nous préparer. Nous avons besoin de savoir où nous voulons aller » avait-t-il déclaré à propos de son ouvrage, appelant alors à créer ce que nous appelons aujourd’hui de nouveaux récits collectifs.
Si la précocité de ce livre peut surprendre, elle est à remettre dans son contexte d’écriture : la Californie des années 1970, berceau de la contre-culture américaine. C’est le lieu d’un bouillonnement intellectuel et politique inédit, sur fond de guerre du Vietnam et de crise pétrolière. L’âge d’or de l’environnementalisme américain. Entre les lignes d’Ernest Callenbach, on reconnaît l’influence de l’idée de biorégion, du rapport Les limites à la croissance du Club de Rome (1972), ou de l’essai révolutionnaire Vers une écologie de l’esprit, publié trois ans plus tôt par Gregory Bateson.
Ce qui était en jeu, soutiennent les Écotopiens avisés, n’était rien de moins que l’abrogation de l’éthique protestante du travail sur laquelle l’Amérique a été bâtie. […] Les effets les plus notables de cette semaine de travail réduite à vingt heures furent d’ordre philosophique et écologique : l’homme, affirmaient les Écotopiens, n’est pas fait pour la production, il est fait pour s’insérer modestement dans un réseau continu et stable d’organismes vivants, en modifiant le moins possible les équilibres de ce biotope.
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Tout comme les Écotopiens brouillent les frontières entre professionnels et amateurs dans le domaine des sciences, ils ne font presque aucune différence entre ces deux catégories dans le champ des arts. Quelle que soit leur virtuosité ou leur créativité, les gens se produisent en public sans la moindre honte. La grande majorité des jeunes de ce pays pratiquent un instrument de musique, dansent, chantent, écrivent, sculptent, peignent, font du théâtre ou de la vidéo et se livrent à une activité artistique originale.
Lire Écotopia aujourd’hui n’a évidemment pas la même résonance qu’il y a 50 ans. Certains aspects du monde d’Ernest Callenbach apparaissent franchement problématiques, à l’image du traitement de la question raciale qui semble prôner un modèle ségrégationniste, ou du silence total autour de l’enjeu du handicap. Du côté de l’écriture, le style n’est pas toujours au rendez-vous et porte trop souvent les biais sexistes issus de son époque. Il nous reste alors à nous concentrer sur l’intention initiale de l’ouvrage – cultiver de nouveaux imaginaires – qui n’a pas pris une ride, et (re)découvrir ce livre pour ce qu’il est : une utopie du passé qui pourrait bien inspirer notre futur.