Quand un écolieu un peu hippie rencontre à l’écran un magnat de l’immobilier et une citadine désabusée, on s’attend à un festival de poncifs. C’est au contraire une critique juste et très drôle des travers de notre ère capitaliste et patriarcale, racontée (et jouée) avec autant de légèreté que de fraîcheur par une Judith Davis en grande verve. Rencontre avec celle qui signe avec Bonjour l’Asile, en salle ce 26 février, la réussite éco-féministe de ce début d’année.
Jeanne est speed, Jeanne est dans le jus. Citadine, engagée, elle compte bien maximiser la petite parenthèse prévue chez son amie Elisa, partie vivre à la campagne avec sa famille et ses jeunes enfants, pour bosser sur leur projet commun. C’était sans compter sur l’inertie de la vie à la campagne, et sa rencontre avec les habitant·es de « l’HP », l’écolieu local logé dans un ancien hôpital psy…
Bien sûr, on sourit, puis l’on rit vraiment devant cette habile comédie, où se croisent un promoteur immobilier ridicule, une sublime trans aussi écolo qu’espiègle, un mari permaculteur peu outillé pour les tâches ménagères… Et bien d’autres personnages aussi vrais que caricaturaux dont on s’amuse avec tendresse tant ils et elles nous ressemblent.
Cathartique, le film déploie aussi et surtout de multiples discours engagés, sinon militants – « hyper militants » même nous confirme au téléphone la réalisatrice Judith Davis (l’attachante Jeanne à l’écran) « mais complètement déguisés en grand film populaire ». Un dessein de toute façon clair et jouissif, que l’on accepte avec joie.
Car la force de Bonjour l’Asile, dernier projet du collectif théâtral l’Avantage du doute, c’est sa critique fine de notre temps. Quand Judith Davis s’attache à démonter le rythme effréné et aveugle de l’époque, comme lorsqu’elle pointe les injustices du quotidien qui plombe des foyers pourtant « éveillés ». Une fraîcheur et une justesse de ton qui font tomber unes à unes nos craintes de trouver là une comédie sociale à gros traits. C’est au contraire une vraie réussite éco-féministe.
Plusieurs récits et de thèmes s’entremêlent dans Bonjour l’Asile. Par quels bouts présentez-vous le film quand vous en parlez à vos proches ?
Judith Davis : Déjà quand je dis que ça s’appelle « Bonjour l’asile », je vois un petit moment de doute. Quand je complète par : c’est un film qui parle du monde d’aujourd’hui, là, je lis un sourire et une connivence. Parce qu’évidemment, c’est une façon de mettre les pieds dans le plat et de dire que l’on vit dans un monde de fou. Et en même temps, ça raconte aussi un accueil, puisque le film parle aussi de répit possible, en tout cas souhaité.
J’ai vraiment essayé d’être à la hauteur du rêve qui est incarné à l’écran. C’est-à-dire qu’on est tout le temps en train de dire qu’on a besoin de nouveaux récits, mais on est enfermé dans des films et séries formatés pour être des produits visant un retour sur investissement. Nos imaginaires sont hyper attaqués par le format publicitaire généralisé, alors qu’on a plus que jamais besoin de récits pour sortir des formes de violences et de domination que beaucoup subissent.
Donc j’ai essayé de créer un récit avec plein de portes d’entrée : une amitié entravée par la maternité et la charge domestique ; un lieu où l’on essaie de changer le monde menacé par un rachat ; un homme qui souffre de s’auto-exploiter dans sa course à la réussite viriliste et matérielle capitaliste. Si je devais résumer le film, je dirais que c’est un film qui parle de la violence de la rentabilité comme critère applicable à toutes les activités humaines. Après, c’est une comédie, c’est jubilatoire. J’essaie de créer des autodérisions, des miroirs cathartiques qui font du bien, qui soulagent et nous permettent de sortir de la sidération ambiante.
Vous racontez un choc des cultures dans ce petit écosystème, qui est aussi un choc entre le monde de l’argent, de la vitesse et du plaisir, et celui du rapport à l’autre, du collectif et aussi un peu quelque chose de l’enfance, de cette folie douce où l’on croit encore que tout est possible. Vous y croyez vous à ce monde du collectif, dépeint avec tant de tendresse dans le film ?
Oui, j’y crois et je me battrai toute ma vie pour que ce soit incarné. Parce que je souffre beaucoup d’une vie complètement déshumanisée par des logiques que je vois à l’œuvre dans tous les recoins de nos vies, jusqu’à nos affects, nos émotions. On vit dans des villes où les parcours socioculturels sont très tracés, avec des activités et des points de rendez-vous obligatoires, où l’on ne croise que des gens qui nous ressemblent. Parce qu’il n’y a plus de lieu de rassemblement, plus de cafés avec des tarifs accessibles, et toujours moins de lieux de culture, menacés à la tronçonneuse. On a quoi comme espaces communs à part des magasins ? C’est quelque chose qui, moi, me heurte.
« On a quoi comme espaces communs à part des magasins ? C’est quelque chose qui, moi, me heurte »
Je me suis construite et structurée avec des amitiés et de la joie parce que j’ai pu aller dans des cantines collectives, des foyers, le Palais de la Femme qui est à côté de chez moi, où il y avait une cantine pas chère. Je ne savais pas qu’on y accueillait des femmes pour la nuit, juste qu’il y avait des frites et qu’elles n’étaient pas chères. J’ai choisi de vivre à Montreuil parce qu’il y a beaucoup d’associations, de tiers-lieux, de foyers. Des lieux de passage, de croisements, de soins, d’activités gratuites. Je travaille depuis mes 20 ans au sein du collectif de théâtre L’Avantage du doute, qui est organisé sur tous les plans de manière collective, de l’écriture à la production, le jeu, la mise en scène.
Cet endroit du démocratique, je le vis dans mon quotidien depuis le début. C’est cette expérience-là que j’ai envie de montrer. Avec ses impasses, sa fatigue, ses colères, ses désaccords possibles mais aussi avec ces réussites communes. Avec ces moments où l’on dépasse l’incompréhension et où l’on y arrive ensemble. Ce sont des choses qui nous nourrissent énormément collectivement, et aussi organiquement puisque les membres du collectif sont les interprètes du film. J’écris des films sur mesure pour nous.
Je pensais vous demander s’il y avait un peu de votre propre chemin dans cette épiphanie de Jeanne, dans un premier temps détachée, quasi cynique, puis convaincue et adepte. Mais en fait, c’est vraiment plutôt une manière de traduire votre pratique de manière accessible ?
Certaines choses nous ont en effet vraiment traversés. Quand les femmes du collectif sont devenues mères, ça a bouleversé la géométrie de travail. Une amitié entravée par la maternité, et d’un coup le déséquilibre monstrueux de la charge domestique, on l’a éprouvé, l’éruption de la vie quotidienne le plus triviale dans les discussions de travail…
Tout ça, j’ai décidé de le mettre à l’écran, et puis c’est aussi partagé par d’autres. Le fait de se connaître et d’avoir traversé des moments pas forcément confortables nous permet aujourd’hui de rire ensemble du fait que les personnages nous ressemblent souvent vraiment. Et de glisser de l’espoir et une humanité derrière des caricatures de comportements de classe.
Une belle place est donnée à la diplomatie au sein de ce couple, où le mari s’est converti à la permaculture mais n’a pas réussi sa conversion au féminisme. C’est votre manière de traiter de la convergence des luttes ?
Oui, totalement. Et d’insister encore et toujours sur le fait que le foyer est un lieu politique. Et que l’épuisement des corps des femmes est déconsidéré, même par des gens pleins de bonnes intentions. Ces scènes, ce sont des clés et des cadeaux que j’ai envie de faire à toutes les femmes qui se retrouvent dans ces situations-là en permanence. Effectivement, ce sont à nouveau des choses vécues. Comment peux-tu devenir végétarien par engagement écologique et conscience de la souffrance animale, mais ne pas ressentir dans ta chair l’épuisement que ta copine te raconte à longueur de journée ?

Dans le collectif, on a fait un spectacle sur la crise écologique et sur la domination des femmes. Les hommes ont bossé sur la collapsologie, et les femmes ont travaillé sur les deux sujets. Comment est-ce possible qu’il n’y ait que votre angoisse métaphysique qui soit motivante pour écrire des scènes ? Alors que nous, on se bat pour essayer de montrer que c’est la même question sous deux angles différents. Ça a été houleux. Tant que les hommes ne sont pas à nos côtés, on va être dans un affrontement. Et ça va être nous, les responsables d’une binarité. Ce n’est pas possible. Il faut se positionner, et y arriver.
On retrouve une approche assez théâtrale : des scènes bien définies, des personnages hauts en couleurs, et un récit qui voit la conversion de plusieurs personnages, dont celui joué par Nadir Legrand. C’est du vaudeville ! C’est important de remettre de l’humour sur notre époque, pour reprendre un peu de hauteur quand les postures sont souvent caricaturales ? C’est comme ça qu’on convainc ?
La théâtralité est présente de plein de façons. Les dialogues ciselés, une grande attention au rythme, ça c’est très lié à la grammaire du cinéma de comédie. En revanche, on met à l’écran des dispositifs théâtraux, qui sont ceux de la vie en fait. J’y suis très attentive parce que les mécanismes sociaux fonctionnent comme des rôles de théâtre, sauf qu’on l’oublie. On va jouer le conseiller financier qui engueule le client. On joue la mère de famille parfaite qui a fait son petit apéro et qui a un mot pour tout le monde et un sourire, alors qu’en coulisses, en cuisine, c’est la grosse galère et on a juste envie de tout foutre en l’air. L’organisation sociale est très théâtrale.
« L’humour, c’est quelque chose qui ressource, et qui entretient le foyer de nos énergies »
On vit tous cette espèce de parade sociale. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, mais parfois, quand on oublie d’en avoir conscience, ça peut créer des humiliations. Juste le rappeler en montrant, en le déjouant, en le mettant à l’image, je pense que ça peut donner un peu de liberté et de souffle à des gens qui sont dans des étaux, notamment hiérarchiques.
À l’inverse, je pense que jouer peut nous changer, comme les enfants apprennent en jouant. Montrer la théâtralité positive, le carnaval possible, le double malin qui va venir nous mettre un coup de pied au cul. Dans le film, c’est ce rite un peu foireux avec un arbre. Il symbolise notre coupure dans la relation au non-humain, et même notre coupure d’avec cette coupure, parce qu’elle est tellement ancienne qu’on ne rêve même plus de ce rapport originel à autre chose que l’être humain. Par l’amusement, la blague, le bide même, on recrée une réalité. En faisant semblant de faire, on le fait. Ça me plaît énormément. C’est ce que beaucoup font sur les ZAD pour créer des rapports réels avec tel arbre, tel animal.
Bonjour l’Asile se présente comme un film accessible, familial. Pour mieux être militant ?
Il est hyper militant, bien sûr, complètement déguisé en grand film populaire. Je suis sur une ligne de crête improbable. C’est tout mon enjeu que de réussir à être complètement engagé et pas du tout dogmatique. Et ça passe par l’humour, c’est ma porte d’entrée. L’esprit de sérieux n’aide pas à retrouver de l’énergie, or là, on en a bien besoin. L’humour, c’est quelque chose qui ressource, et qui entretient le foyer de nos énergies.
Et puis, c’est s’adresser à l’intelligence. Si on accepte le miroir tendu, l’autodérision, de rire de nos fragilités, de nos impasses, de nos contradictions, ça veut dire qu’on en grandi de tout cela. C’est à la fois un pari de comédie pour ouvrir les bras, s’adresser au meilleur de ce qu’on a en nous. Et des rires à la fois humains et complices, adressés à l’intelligence de chacun et de chacune, pour ne jamais faire de mal, jamais vider les initiatives de leur fragilité, de leur grandeur.
· Bonjour l’Asile, de Judith Davis, en salle ce 26 février.
· Découvrir les dessins et costumes du film à la Galerie Cinéma Anne-Dominique Toussaint, 26 rue Saint-Claude à Paris, jusqu’au 1ᵉʳ mars.
· Suivre la tournée des spectacles Encore plus partout, tout le temps et Aftershow de la compagnie l’Avantage du Doute, sur leur site Internet.