Audrey Millet, historienne spécialisée dans l’habillement, signe Le livre noir de la mode, un essai virulent qui dénonce sans détour le fonctionnement de l’industrie textile et ses conséquences environnementales, sociales et sanitaires. Paru aux éditions Les Pérégrines en mars 2021, l’ouvrage nous invite à réfléchir sur notre rapport à la mode et presse les entrepreneurs, créateurs et citoyens à la réhumaniser pour la sauver.
« La mode mérite largement sa mauvaise réputation. (…) Aujourd’hui, le secteur est le symbole d’une mondialisation malade. Dictatoriale et tentaculaire, l’industrie de l’habillement a modelé nos pratiques de consommation, creusant encore le fossé entre les classes aisées et modestes. » Les premiers mots du Livre noir de la mode, dernier ouvrage d’Audrey Millet paru aux éditions Les Pérégrines en mars 2021, donnent le ton.
De la confection à la vente, en passant par la créativité étouffée et les achats irrationnels, l’auteure dresse le portrait d’une industrie à bout de souffle, symbole de la sur-consommation et de la sur-exploitation des hommes et des ressources. Face à ce « capitalisme de séduction », Audrey Millet appelle de ses vœux un changement de modèle pour tendre vers un système global de production éthique et respectueux de l’environnement.
Dans votre livre, Le livre noir de la mode, vous dites que les maux causés par l’industrie textile et ses conséquences sur l’environnement et la société en général ne sont pas récents. Pourtant, certains acteurs dominants du secteur continuent de pratiquer cette logique du « produire plus à moindre coût » et semblent insensibles aux nombreuses critiques qui pleuvent sur ce secteur. Comment expliquer cette situation ?
Audrey Millet : C’est avant tout du business. Ces acteurs sont extrêmement puissants. Ils rachètent la presse, achètent la concurrence. Aujourd’hui, le rapport de force est totalement déséquilibré. Les scandales humanitaires et environnementaux dans l’industrie textile se multiplient et personne ne peut rester insensible à cela. Nous devrions tous nous lever, protester et demander des comptes à ces grandes marques. Dans les faits, c’est loin d’être le cas.
L’industrie textile nous vend du beau, du rêve, du glamour. Moi, mon livre, il emmerde les gens. Au fond, je peux comprendre. On est en crise économique et sociale depuis les années 80, et les gens ont d’autres préoccupations immédiates. Mon but n’est pas de culpabiliser le consommateur ni d’enterrer la mode, mais plutôt d’engager une réflexion sur la mise en place d’un modèle de production et de consommation durable.
Vous parlez de l’achat d’un vêtement, comme de l’assouvissement d’une pulsion. Vous dites : « Le produit fournit, dans un premier temps, une dose de bonheur. Mais, artificiel, éphémère, il s’évapore et redonne rapidement place au manque ». A-t-on tendance à sous-estimer l’addiction au vêtement ?
On a l’impression d’être libre car on choisit entre un tee-shirt vert ou marron
Disons qu’acheter un vêtement est entré dans nos habitudes. Avant, on allait au jardin des plantes. Maintenant, on va au centre commercial. On a l’impression d’être libre car on choisit entre un tee-shirt vert ou marron. Mais l’achat reste impulsif. Les gens pensent avoir le choix mais, dans tous les cas, ils passeront par l’acte d’achat.
Pour vous, le vêtement est devenu « clé du bonheur et du succès ». Pour inventer une mode plus juste, plus durable et plus éthique, quels sont les mythes à déconstruire ?
Le vêtement et ses accessoires sont devenus le synonyme de la gloire, de la réussite, du succès. En gros, si tu es mal habillé, tu es pauvre. Pour changer les choses, il est évident qu’il faut reconquérir son corps. À travers la publicité, on t’explique que le naturel est moche mais que, grâce aux fringues, on va atteindre la perfection. Et on gobe tout. La perfection n’existe pas mais la personnalité, elle, est bien là. C’est ça qu’il faut reconquérir. Arrêtons de nous dire : « Oh, je me sens bien aujourd’hui avec ma chemise verte ». Ça n’a aucun sens. Les gens doivent paraître avec ce qu’ils sont, avec leurs idées, avec leur personnalité.
Vous vous montrez très critique envers le mouvement de la fast fashion, apparu dans les années 80. Est-ce à ce moment que notre rapport au vêtement, notamment à son prix humain et écologique, a basculé ?
Pour changer les choses, il est évident qu’il faut reconquérir son corps
Exactement. Dans les années 50, avec la mondialisation et la pensée capitaliste, on nous a expliqué que pour être heureux et patriote, il fallait consommer. Vêtement, électro-ménager, automobile… Le bonheur, c’est de posséder. Dans les années 80, le progrès technologique a définitivement fait franchir un cap à cette logique. Avec Internet, on optimise la livraison, on augmente la vitesse de réaction… Faire les choses plus vite permet de proposer plus de choses. Puis, pour que les gens puissent suivre et consommer – car les salaires, eux, n’augmentent pas – on baisse les prix. Là, on parle du vêtement, mais cette logique totalement irrationnelle n’épargne aucun secteur.
Au-delà du prix, il y a aussi la valeur de l’objet : le sacrifice économique bien sûr, mais aussi la valeur sociale, la valeur intellectuelle, la valeur par rapport à la production, au monde du travail. C’est ce point qui est super intéressant mais, malheureusement, trop peu intégré dans les débats.
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Aujourd’hui, de plus en plus de marques communiquent sur leur éthique, le contrôle rigoureux de la production et le respect de l’environnement. Parfois, derrière les belles paroles se cachent des éléments de langage. Pour vous, qu’est-ce qu’une marque éthique ?
Une marque éthique, c’est avant tout une enseigne transparente
C’est une entreprise qui paye son employé justement, en fonction du travail engagé. C’est une structure qui respecte l’environnement et qui ne va pas surfer sur la surproduction des terres et des hommes ainsi que sur la sur-consommation. Une marque éthique, c’est avant tout une enseigne transparente. Tu te dis « green », prouve le moi.
Le secteur surfe sur le greenwashing car les marques sentent que ça chauffe. Avant, on nous disait « notre production est secrète, on ne peut pas vous la dévoiler ». Aujourd’hui, plus personne ne croit à ce discours, et c’est tant mieux. Maintenant, il ne faut pas lâcher. Les Ouïghours, c’est la partie désormais visible de l’iceberg.
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Justement, si le grand public s’émeut de ce coût humain, les politiques restent, eux, souvent très silencieux sur le sujet…
Le changement passera par le peuple
Le politique se tait car les États sont dépendants les uns des autres. Si bien que ça ne gêne aucun décideur en poste qu’on aille fabriquer des fringues dans des dictatures. D’ailleurs, je dis souvent : « Cherchez une dictature, vous trouverez une enseigne ».
On voit bien qu’on atteint les limites de la sainte croissance, mais les industriels vont continuer d’aller toujours plus loin. C’est délirant. Le seul truc qu’on pouvait faire pendant le confinement, c’était d’acheter des fringues. Il faut totalement rééduquer les comportements, revoir nos habitudes. Pour moi, la consommation devrait être enseignée à l’école, en tant que cours citoyen. Soyons réalistes : le changement passera par le peuple.
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