Tomas Legon est à la fois président d’une salle de musiques actuelles en Seine-et-Marne, la File7, et docteur en sociologie à I’Institut de la Transition Environnementale (Alliance Sorbonne Université).
Dans son premier job, il se confronte concrètement aux difficultés qu’il tente de montrer dans son travail de recherche : nous n’arrivons pas à transformer nos usages car nous sommes pris dans un enchevêtrement de croyances et de décisions techniques et politiques collectives.
Nous l’avons rencontré en amont de son intervention, ce 7 novembre à Marseille, en ouverture du premier Forum des initiatives responsables de la Culture en région Sud (FOCUS), organisée par le Cofees, et où nous assurons la modération. C’est peut-être un peu technique mais promis, les réflexions de Tomas valent le coup.
Comment pourrais-tu présenter ton axe de recherche ?
Tomas Legon : J’essaie de montrer que nous avons des croyances parfois opposées, contradictoires ou dissonantes sur ce qui nous semble souhaitable et réaliste. Cela fonctionne comme un verrou de nos capacités à penser et mettre en œuvre aujourd’hui un changement pour demain.
Ce travail tente de comprendre ce qui coince, y compris lorsqu’on a l’impression de n’être qu’entre individus qui veulent le changement. En tant que sociologue, j’essaie de comprendre ces verrous qui font que l’on n’arrive pas à imaginer et vouloir ces changements dont on croit pourtant qu’ils sont nécessaires.
À quoi ressemblent ces verrous ?
Celui-ci est un verrou sociocognitif. Il fait que l’on ne croit pas ce que l’on sait. Nous savons que les bouleversements écologiques sont générés par l’être humain. Pourtant, nous continuons à vivre sans prendre en compte cette situation que nous savons vraie. Comme si l’on ne croyait pas réellement ce que l’on sait. Cela se passe dans notre cerveau, mais se construit via des mécanismes sociologiques.
« Si nous sommes tous des acteurs du changement, nous sommes aussi tous des acteurs de l’inertie »
Le verrou sociotechnique nous amène lui à faire des choix techniques en fonction d’une certaine organisation sociale. Par exemple, c’est l‘usage du numérique pour la création et la diffusion de la musique et des arts vivants. Et une fois ces choix faits, il est très difficile de revenir en arrière. Cela impliquerait d’arrêter d’autres organisations qu’on a construites à partir de ces choix techniques de départ. D’autres types de verrous peuvent être sociopolitiques, liés aux inégalités sociales…
Tous ces mécanismes rendent logique le fait que l’on n’y arrive pas malgré l’enjeu vital. Il ne s’agit pas uniquement de vouloir ou non, ou de résistances directes comme peut l’être le climato-scepticisme. Mais bien d’une ligne de séparation à l’intérieur de nous-mêmes qui fait que si nous sommes tous des acteurs du changement, nous sommes aussi tous des acteurs de l’inertie.
Comment peut-on faire sauter ces verrous ?
Cela commence par estimer les responsabilités directes que l’on a. En tant que structure culturelle, une partie de ces verrous sont directement sous notre responsabilité. Ce peut être le choix de certains outils numériques avec lesquels on travaille, par exemple.
Et si l’on n’a pas de responsabilité directe, comment l’on devient un acteur du changement en se posant des garde-fous comme ne pas développer certaines pratiques ou projets, ou s’obliger à connecter les choix du court terme aux orientations du long terme, même quand cela n’arrange pas le court terme.
Les verrous sociocognitifs de court terme – « on verra plus tard » – comportent le risque de nous faire prendre des décisions qui renforcent ou mènent vers de nouveaux verrous sociotechniques ou sociopolitiques. Par exemple, pour des travaux dans une salle ou la manière de faire une programmation, il est bon de questionner le soubassement technologique et matériel, si ce que l’on fait amplifie ou crée un verrou pour demain ou après-demain.
Dans de nombreux cas, nous n’avons toutefois pas vraiment la main sur les verrous sociotechniques ou sociopolitiques. Nous sommes dépendants de décisions de beaucoup d’autres acteurs. Il faut alors essayer d’imaginer comment on participe à sortir de ces enchevêtrements, par la force, par la coopération ou par la confrontation de nos croyances dissonantes.
Il est souvent dit que la bataille est culturelle. Or, il semble que cela passe aussi par les questions d’organisation politique, de manières de faire ensemble, de modèles économiques à transformer. Est-ce qu’interroger ces modèles, c’est aussi travailler à « déverrouiller » ?
Exactement. Plus on bricole le modèle existant à la marge pour le faire continuer, plus on renforce le verrou. Faut-il se demander comment faire la même chose avec moins d’énergie, par exemple, ou envisager de faire différemment ? La difficulté, c’est que l’essentiel des secteurs et des organisations sociales participent à leur échelle à ce que l’ensemble tienne. C’est difficile d’envisager les choses de manière réellement différente, car cela implique de questionner le sens de son activité.
Les sciences de la Terre et les techniques de modélisations des liens entre activités humaines et dégradation environnementale indiquent que s’adapter à la marge ne sera pas suffisant pour garantir l’habitabilité de notre planète. Or, on ne peut envisager de modèle économique complètement différent sans changer de modèle politique. Peut-on imaginer ce que serait une politique culturelle légitime pour celles et ceux qui la financent, c’est-à-dire aussi pour des personnes qui n’ont rien à voir avec les métiers de la culture ? Ce peut être une manière de sortir de certains verrous.
La culture reste un vaste champ d’expérimentations. Y as-tu observé des pistes ou des approches intéressantes à creuser ?
Je ne crois pas avoir vu plus d’approches intéressantes ici que dans d’autres domaines que je peux observer, celui de l’enseignement supérieur et de la recherche, par exemple. Ce qui m’a beaucoup aidé dans ma recherche, c’est de réaliser que l’on a deux manières principales de penser l’interaction entre activités humaines et bouleversements écologiques. Deux façons, indispensables l’une et l’autre, pour bien comprendre ces interactions et imaginer des pistes d’action.
La plupart du temps, on utilise le seul cadrage par la « responsabilité ». On se demande alors qui sont les responsables des dégradations, qui en sont les victimes, qui devrait avoir la juste charge de l’effort des changements à faire, quels sont les moyens nécessaires à mettre en œuvre pour devenir « plus éco-responsable », etc. Lorsque l’on se demande si c’est au secteur culturel de « faire des efforts », plutôt qu’aux vendeurs de SUV ou de voyages en croisière à Marrakech, cela rentre dans un cadrage par la responsabilité.
Ce cadrage est essentiel pour faire apparaître les injustices environnementales. Mais il peut aussi justifier les dégradations environnementales générées par la culture en vertu de choses que l’on trouve toutes et tous légitimes, comme offrir des expériences intenses aux individus, construire le vivre ensemble, etc. Mais le fait que la culture nous paraisse « nécessaire » et plus « justifiable » que d’autres secteurs (c’est le fondement de « l’exception culturelle », après tout) ne la rend pas pour autant soutenable en l’état.
« Faire un bilan carbone, est-ce suffisant pour que l’activité soit soutenable sur le temps long ? »
Donc l’autre cadrage, c’est celui par la soutenabilité. On ne se demande plus qui est responsable des dégradations et des changements à faire, mais on se focalise sur ce qui peut exister demain, sous quelle forme et à quelles conditions. Responsabilité et soutenabilité, ce sont vraiment les deux mots qui structurent ma pensée.
Interroger l’activité d’une structure culturelle par le biais de la responsabilité va l’amener par exemple à faire un bilan carbone, pour questionner la quantité de dégradations dont elle est responsable et éventuellement fixer un objectif de réduction de ses impacts d’une année sur l’autre. C’est peut-être nécessaire pour devenir plus éco-responsable, mais est-ce suffisant pour que son activité soit soutenable sur le temps long ? Ce ne le sera que si cette réduction permet d’atteindre la neutralité carbone le plus vite possible, idéalement avant 2040. Sans se donner les moyens pour arriver à ce seuil absolu, on ne peut pas parler de soutenabilité.
Ainsi, la RSE/RSO concerne la responsabilité sociale des organisations. Mais elle ne résout pas forcément la question de ce qui est soutenable. Cela a une portée tout à fait différente d’intégrer à l’équation la neutralité carbone, non seulement pour des questions de responsabilité et de justice environnementale, mais pour atteindre des seuils qui garantissent que nos activités sociales n’entravent pas l’habitabilité de notre planète.
Cela pose aussi des questions d’organisation. Comment fais-tu le lien avec les enjeux de coopération, de démocratie ?
Ils découlent logiquement de ces cadrages. Si l’on part du principe que le capitalisme est une organisation économique, politique, sociale responsable des dégradations environnementales, on peut lui demander de se donner les moyens de diminuer sa part de responsabilité. Cela débouche sur un capitalisme plus responsable, « éco-responsable », ce que font toutes les entreprises aujourd’hui. Si on devait leur demander de nous garantir qu’elles peuvent être soutenables dans le monde tel qu’il existera demain, ça serait complètement une autre histoire.
« La soutenabilité, ça veut dire que quelque chose doit durer. Qu’est-ce que c’est ? »
Le cadrage par la responsabilité permet par contre de penser une transition juste. Pour être soutenable, une entreprise ou un pays ne peut pas s’accaparer les ressources mondiales de biofuel ou de cuivre par exemple. Il faut reconnaître nos responsabilités historiques et actuelles de dégradations, partager de manière juste les ressources, et imaginer des modèles soutenables pas seulement pour nous mais pour tout le monde.
Ajouter la question de la soutenabilité à celle de la responsabilité change le cadre des débats et des discussions entre acteurs. Si un festival comme le Hellfest valorise tel pourcentage de déchets en plus cette année par rapport à l’année précédente, on peut applaudir, mais aussi se demander si cela est suffisant pour garantir l’habitabilité de la planète si tous les festivals généreraient la même quantité absolue de déchets.
De ces deux cadrages découlent d’autres questions. Qu’est-ce qu’on veut garder finalement dans ce que l’on produit ? À quoi sert ce que l’on fait ? Si on doit tout modifier en profondeur, qu’est-ce qui ne doit pas changer pour ne pas perdre ce pourquoi on change les choses ? Si l’on se pose la question de la soutenabilité, ça veut dire que quelque chose doit durer. Qu’est-ce que c’est ? Est-ce tout ce que l’on fait nous semble indispensable, ou juste une partie ? À quoi tient-on en réalité ? Tant que l’on ne pose pas ces questions-là, penser à changer de modèle économique reste un peu une réflexion dans le vide.
Tu es également président de la SMAC File7 en Seine-et-Marne (77). Quel est ton rôle et tentes-tu d’y mettre en œuvre ce que l’on se dit ici ?
En tant que président, mon rôle c’est de participer à penser et garantir la mise en œuvre du projet associatif, avec d’autres bénévoles, une équipe d’employé·es et un modèle économique spécifique. Je ne peux pas vraiment me positionner comme le sachant en disant quoi faire pour rester dans les limites planétaires. C’est le jeu d’une association où tout le monde n’est pas convaincu des mêmes choses, et où il faut faire des compromis.
Depuis deux ans, sous l’impulsion du nouveau directeur de la salle, on a initié un travail qui paraissait peut être un peu stratosphérique pour une partie du CA, logiquement plus habituée à parler concerts et activités à court terme. On s’est d’abord demandé à quoi on sert, et on est arrivé à une sorte de formule, une phrase, pour tenter de donner un objectif général à toutes nos activités. Et pour penser les moyens les plus pertinents pour réaliser cet objectif-là, à mettre en œuvre dans le cadre d’une démarche RSO justement.
Ensuite, aidés par le Bureau des acclimatations, on est en train de faire un exercice de prospective, « File7 en 2037 », où l’on a imaginé ce que deviendrait l’asso dans un monde qui change autour de nous. Cette démarche prospective nous a obligé à envisager comment serait notre activité dans un monde où l’on ne peut plus se déplacer de la même manière, où il fait trop chaud pour travailler l’été… Force est de constater que tout me paraît plus difficile que ce que j’imaginais de manière un peu naïve avant de mettre les mains dans le cambouis. Je sous-estimais certains verrous, même en connaissant leur existence.
En l’occurrence ici, on peut penser à un verrou sociopolitique, où les modes de gouvernance de l’association amènent à composer avec des individus et des organisations aux intérêts potentiellement contraires, qui sont socialisés différemment, ont des aspirations différentes. Comment construire un avenir qui ferme une partie des possibles, et en invente d’autres qui ne peuvent pas encore exister concrètement ? C’est extrêmement compliqué, et en réalité rien ne garantit qu’on va y arriver. En tout cas, moins on se donne les moyens de comprendre les verrous, moins ce sera être facile d’essayer que cela change vraiment.
Consulter le (riche) programme de la journée FOCUS du Cofees, ce 7 novembre à Marseille.