Avec son projet Poste restante, Ingrid Buffetaut sera la première artiste reçue en Europe du Nord pour le programme de résidences itinérantes Septentrionales. Aux côtés de Marcelino Valiente, attaché culturel à l’Institut français de Norvège, l’artiste revient sur son projet lauréat. Ensemble, ils échangent sur les liens entre slow voyage et recherche artistique.
Dans la note d’intention de son nouveau projet, Poste restante, l’artiste Ingrid Buffetaut a glissé deux cartes postales. La première, aux tons sépia défraîchis, porte un titre écrit en suédois : « Midnattsolen frân Haparanda », le soleil de minuit sur Haparanda, du nom de cette ville de l’extrême nord de la Suède. Sur la deuxième se détachent trois cerfs bruns tournés vers la droite, les pattes dans un lac d’eau bleu glacé réchauffé au loin par une lumière ocre. Deux images d’Épinal des paysages nordiques.
La démarche de l’artiste est guidée à l’inverse par « l’intérêt émotionnel, politique, environnemental ou social que suscite le territoire à celles et ceux qui l’occupent ». Son projet vise à glaner objets et témoignages comme autant de « portraits subjectifs » d’Europe du Nord. Le long de son parcours dans la région, à la fois pour s’en délester et pour les faire voyager, Ingrid Buffetaut enverra ces productions artistiques par la poste. Les colis l’attendront dans un bureau, comme le propose le service de poste restante qui donne son nom au projet.
« La résidence, c’est le voyage »
Ce n’est pas la première fois qu’Ingrid Buffetaut, jeune artiste plasticienne installée à Lille, s’intéresse aux questions de subjectivité et d’ancrage. Son travail se concentre souvent sur le quotidien et la banalité, raconte-t-elle. Mais c’est la première fois qu’elle les inscrit dans le cadre d’une résidence artistique et se prépare à le mener en itinérance.
Car Poste restante est le lauréat du premier appel à candidatures de Septentrionales, un programme de résidences « itinérantes et éco-conscientes ». Il invite des artistes de toute discipline à sillonner, pendant deux mois, le Danemark, la Norvège, la Suède et la Finlande.
Inviter des artistes, c’est dans l’ADN des Instituts français
Le programme est porté par quatre Instituts français, des établissements à autonomie financière rattachés aux ambassades de France, et soutenu par l’Institut Français de Paris dans le cadre de la Fabrique des résidences. Marcelino Valiente, attaché culturel, exerce depuis quatre ans à celui de Norvège. « Inviter des artistes pour qu’ils/elles puissent dialoguer avec d’autres artistes, des curateur·ices, des publics locaux, ou viennent juste y trouver l’inspiration pour faire avancer leur travail, c’est dans l’ADN des Instituts français » témoigne-t-il.
À deux mois du début de la résidence, Ingrid Buffetaut et Marcelino Valiente, avec l’ensemble des équipes et des partenaires impliqués, terminent les préparatifs. Mobilités, réseau, conception : comment mettre le voyage et la découverte au cœur de l’itinéraire artistique ?
Ingrid Buffetaut, vous vous apprêtez à parcourir les paysages scandinaves, territoires immenses, fantasmés, parfois hostiles. Comment abordez-vous l’aventure que constitue cette résidence artistique itinérante ?
Ingrid Buffetaut : J’ai en tête ce projet depuis plusieurs années. Je l’ai adapté aux conditions de la résidence, à savoir l’itinérance, et ça lui a donné beaucoup plus de sens. Je vais pouvoir tester l’idée de « poste restante », c’est le titre que j’ai donné au projet, c’est-à-dire le fait d’envoyer petit à petit ma création pour m’en délester et voyager plus léger.
Le fait de voyager implique de ne pas avoir beaucoup de matériel avec moi, de devoir trouver des choses sur place. Ça permet aussi d’aller vers une création plus rapide et plus spontanée, ce que j’ai encore du mal à faire. J’ai tendance à passer beaucoup de temps à penser les projets avant de les réaliser. Alors je suis contente de pouvoir développer un rapport différent à la création, c’est un projet idéal pour là où j’en suis dans ma pratique artistique aujourd’hui.
Marcelino Valiente : L’un des critères, c’était justement l’adaptation du projet de l’artiste à l’itinérance. Ce n’était pas rédhibitoire, mais on a aussi essayé de ne pas sélectionner des artistes ayant déjà mis en place ce genre de projet. Il y avait encore le critère de la rencontre du projet avec le paysage nordique ou avec les habitant·es, donc sa propension à explorer les territoires traversés. Et puis il y avait la personnalité de l’artiste, son engagement. Il ou elle va rencontrer beaucoup de gens et de lieux, le voyage va être éprouvant : ça ne pouvait pas être une personne qui a l’habitude d’être tranquille dans son atelier.
Quelle place souhaitez-vous faire aux personnes que vous allez y rencontrer ?
Ingrid Buffetaut : Le projet que j’ai proposé s’intéresse à la correspondance et au voyage et va à l’encontre des images de cartes postales qui sont toujours vides de gens. Moi ce qui m’intéresse, c’est le vécu des personnes et ce qu’elles ont à raconter de leur environnement. La dimension participative m’intéresse et j’aimerais la développer avec Poste restante pendant la résidence. Le projet sera davantage lié à un territoire et sera aussi plus précis, plus orienté sur l’habitat des gens.
Marcelino Valiente : La question de l’ancrage est très importante pour l’Institut français. Septentrionales, c’est une manière pour nous d’être présent·es dans les territoires en y faisant voyager des artistes. La résidence nous permet aussi de structurer un réseau à travers les quatre pays porteurs.
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Mais ce n’est pas parce qu’Ingrid est plasticienne et scénographe qu’on lui propose de visiter tous les théâtres et toutes les galeries. L’idée, c’est de partir de l’idée du voyage et dans le voyage, on ne sait pas ce qui va se passer. Il faut que l’artiste puisse s’arrêter dans des lieux qui n’ont peut-être rien à voir avec son travail, profiter de rencontres dans des situations qui ne lui sont pas familières. Le projet se fonde sur l’idée que la résidence se trouve dans le voyage et pas dans le lieu de destination. C’est ce que je trouve le plus beau et le plus intéressant.
Ingrid Buffetaut : Dans un premier temps, j’aime l’idée de ne pas favoriser un public plutôt qu’un autre, d’essayer d’ouvrir le plus possible. Cette spontanéité m’intéresse. Ce sera à moi d’intégrer aux rencontres une dimension artistique. Je suis très curieuse, évidemment, des rencontres avec des partenaires culturels, mais je le suis peut-être encore davantage des rencontres avec des personnes qui n’ont rien à voir avec le monde de l’art.
Dans l’économie de la résidence et le choix des itinéraires, la démarche bas carbone est-elle une contrainte importante ?
Marcelino Valiente : Avec Septentrionales, comme on ne veut pas se focaliser sur la destination, la mise en place d’une résidence itinérante n’est finalement pas plus difficile qu’une autre. On se dit que le plus important et le plus créatif, c’est le voyage. Ce n’est pas forcément le fait d’arriver quelque part. Quand on est dans l’avion, on oublie le voyage, on n’a pas envie de s’en rappeler. Ce qu’on veut, c’est être à l’arrivée.
Prendre l’avion, c’est appréhender les lieux comme des points sur une carte. À l’inverse, le voyage envisagé pour Septentrionales est continu
Ingrid Buffetaut : Je rejoins Marcelino sur cette idée. Prendre l’avion, c’est appréhender les lieux comme des points sur une carte. On a du mal à les situer les uns par rapport aux autres. À l’inverse, le voyage envisagé pour Septentrionales est continu. Cette idée me fait penser au livre Une brève histoire des lignes de Tim Ingold qui parle, entre autres, de trajectoires et de voyages. Il explique que le voyage tend à être de plus en plus appréhendé en lignes droites reliant un nuage de points, alors qu’auparavant les trajectoires étaient plus sinueuses. Le premier modèle va de destination en destination, tandis que le second arpente.
Marcelino Valiente : Je pense à ce concept du géographe Augustin Berque, la trajection. Il désigne comment l’humain co-suscite avec l’environnement un lien unique. C’est à travers un mouvement de va-et-vient qu’une certaine réalité arrive, est révélée, existe. Il y a là l‘idée de réciprocité, de coexistence. C’est très beau et ça invite à changer d’optique.
Cette idée de transformation mutuelle résonne aussi avec une dimension clef du dispositif, la transmission. De quelle manière s’intègre-t-elle dans la résidence ?
Ingrid Buffetaut : L’une des conditions de la résidence, c’est de tenir un carnet de voyage en ligne au jour le jour. On s’est dit que ce serait intéressant que je partage des notes, des croquis, moi qui passe beaucoup par l’écrit et le dessin dans mes carnets. Je pourrai les dévoiler au fur et à mesure, sans montrer complètement ce que je serai en train de créer. Ce qui est intéressant, c’est de partager un processus de création. Je raconterai sans doute aussi un peu de mon ressenti, car j’aimerais partager ce que j’aurai retiré des rencontres et des paysages.
Marcelino Valiente : Le carnet de voyage est important car il offre une trace créative, poétique. C’est une présence en voyage qui nous arrive, la transmission d’une réalité. Cela rejoint l’idée du concept de trajection dont je parlais tout à l’heure.
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Ingrid Buffetaut : Et dans mon projet, il y aura aussi une création que je rassemblerai à la fin de la résidence quand j’aurai récupéré toute la matière créée et envoyée par la poste à mon dernier point de chute. J’aimerais la mettre en scène dans une installation qui permette de relier les éléments dans une cartographie.
L’idée serait de contextualiser chaque étape, de mettre en regard les cartes postales et les témoignages sur là où ont été récoltées les cartes, de quoi elles parlent. Mais ce sera pour quand j’aurai digéré le voyage et que j’aurai mis l’ensemble en forme pour le proposer de façon cohérente et lisible.
On sent déjà, avec ces notions d’ancrage, de démarche participative, de lien, la manière dont l’écologie imprègne la résidence. Comment percevez-vous votre responsabilité face à votre empreinte ?
Ingrid Buffetaut : En tant qu’artiste, je me dis parfois à quoi bon créer et ajouter de la matière, des objets, dans un monde déjà saturé d’images. En même temps, je comprends ce besoin que peut avoir toute personne de s’exprimer. C’est mon cas aussi.
Alors c’est plutôt au niveau des outils et des matériaux utilisés que je me pose la question de l’écologie. Par exemple, j’ai eu tendance à accumuler beaucoup de matériel pour des projets que je n’ai pas toujours réalisés, ou pas jusqu’au bout. Aujourd’hui, j’ai pour démarche de ne plus acheter de nouvelles choses et d’utiliser ce que j’ai déjà à disposition.
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La question imprègne surtout mon travail de scénographe car la scénographie est assez énergivore. On utilise beaucoup de matériaux, souvent neufs, pour créer des décors et des objets qui sont à échelle 1, donc immenses.
Marcelino Valiente : De plus, les matériaux ne sont pas toujours très bon marché et leur recherche peut être longue. Prendre son temps, aller plus doucement implique un processus de travail plus long et donc plus coûteux, et le financement de la création artistique s’avère souvent compliqué… On voit bien apparaître là un cercle vicieux.
Ingrid Buffetaut : C’est intéressant ce rapport de l’argent à l’écologie, notamment dans la création. La question écologique influe effectivement sur le résultat de la création artistique et peut induire une certaine esthétique. Il faut composer avec l’existant quand on crée de cette manière-là. Ce n’est pas forcément négatif, mais ça peut vouloir dire faire des sacrifices.