Nous sommes allés à la rencontre de Philippe Zerr, agriculteur urbain de 37 ans, qui rêve plus de mains terreuses que de grandes théories. On sort des discours enchanteurs et on plante ces foutues betteraves. Pour prouver que c’est possible.
« Philippe ! Qu’est-ce que je fais pendant que tu te la pètes avec ton interview ? » « Bah tu peux t’occuper des voilages : tu en découpes neuf mètres et tu les places sur les arceaux. Normalement, ils sont placés correctement. » Alors, Nicolas, stagiaire en voie de reconversion, s’exécute, et s’affaire à protéger du froid les plantations de la Microferme des États-Unis, pendant que débute l’entretien avec Philippe Zerr, son boss, agriculteur à Lyon 8e.
Petit privilège du coin : ici, les États-Unis se rejoignent pour 1,90€, le prix du ticket de tramway. Les États-Unis sont, de ce côté-ci du globe, un quartier populaire conçu par l’architecte Tony Garnier à la fin des années 20. Il y eut bien un peu de mouvement depuis, mais l’idée reste. C’est là, au beau milieu des HLM, entourés par le parking de la résidence, accolés au city-stade, avec une vue à 360° sur les balcons où sèchent des vêtements, que poussent de si beaux navets. « J’aime bien voir un truc agricole réel, avec des rangs où tu vois bien les légumes, bien alignés, et d’avoir autour des immeubles, des gens qui passent, des gens en vélo. »
Philippe Zerr exploite ici 400m2 de terrain en y faisant pousser des navets, donc, mais aussi des betteraves, des radis, de la laitue et même de la coriandre, pour les gourmets. Il est un des rares – si ce n’est le seul – à « exploiter » une parcelle dans la ville de Lyon. « La plupart des trucs d’agriculture urbaines, ce n’est pas vraiment de l’agriculture, c’est-à-dire où tu produis et vends des légumes. » Il s’agit effectivement de jardins partagés, de fermes pédagogiques, de zones d’agrément. « Je ne dis pas du tout que c’est débile de faire ça, c’est très bien, c’est juste que ce n’est pas ce que je fais. »
Un fermier dans le ter-ter
Avec son pantalon de protection, ses chaussures de chantier, sa grosse polaire et sa ceinture d’où débordent mille outils, Philippe Zerr n’est pas là pour trier les lentilles. Mais parce que c’est son métier. « Ça ne me pose aucun problème de dire exploitant agricole. Moi, je suis agriculteur. Agriculteur urbain, éventuellement, mais agriculteur d’abord. » S’il est bon de le rappeler, c’est que l’appellation tranche tout à la fois avec le paysage, les habitudes des citadins et la vie du quartier.
N’importe quelle classe sociale comprend l’intérêt de ce que je fais
Son arrivée dans la résidence du 8e Cèdre n’a d’ailleurs pas été si évidente que ça. « Il y a pas mal de tensions ici, entre les jeunes et les vieux, entre les différentes communautés, entre les anciens et les nouveaux habitants. Au début, 99% des gens sont venus me voir pour me dire que des gens, les autres évidemment, allaient tout me voler ou tout me péter. Alors que, quand je leur parlais, tout le monde était ravi. »
Au final, il y a bien eu des dégradations, mais sans importance et surtout sans vol majeur. Le cabanon a été fracturé une paire de fois, histoire, pour quelques gars, d’aller fumer des joints tranquilles. Et puis, la vie faisant, tout est rentré dans l’ordre. « Quand il y a eu les marchés, des trucs qui poussaient et des légumes à manger vraiment, ça a même convaincu ceux qui étaient un peu dubitatifs. J’ai eu des mea culpa des vieux racistes, et même des flics qui sont venus me dire »franchement, c’est super ce que vous faites monsieur », alors que les gars étaient en train de contrôler les jeunes », ricane Philippe Zerr.
Rendre banale l’agriculture en ville
« C’est fou parce qu’il y a pas si longtemps, un truc écolo comme ça, c’était un truc de débiles pour les gens, poursuit-il en souriant. J’ai un peu l’impression de les avoir entubés, c’est marrant. » C’est tout simplement que, malgré l’incongruité de son placement, son activité ne sent pas l’esbroufe. Au-delà de tous les discours théoriques, il y a une sorte d’évidence dans le fait de produire de la nourriture. « N’importe quelle culture, n’importe quelle classe sociale, n’importe quel âge voit et comprend l’intérêt de ce que je fais. »
Si ça explose, bah je préfère savoir faire pousser des légumes que de produire des vidéos
Cette base très concrète, primaire même, a toujours été moteur dans le projet Philippe. En 2016, après 10 ans de bons et peu rentables services dans la vidéo, il veut changer de voie, « déjà parce que c’était précaire et puis c’est un domaine dans lequel je ne me sentais plus trop à l’aise. Il y a beaucoup de narcissisme et beaucoup d’histoires qui se répètent et j’avais envie de sortir de ça. » Alors, il regarde par la fenêtre de son appartement, pose une jardinière et creuse la question. « J’ai commencé à essayer de me dire, comment tu fais pousser ta nourriture ? » Tout ça en partant d’un constat d’une époque qui se casse la gueule. « J’étais assez inquiet de savoir où allait le monde. J’avais l’impression que le monde était une bulle et qu’il y avait énormément de métiers qui n’avaient pas de valeurs. Et quand cette bulle exploserait, si ça arrive, bah je préfère savoir faire pousser des légumes que de produire des vidéos. Parce que ce savoir-faire là n’aurait aucune valeur. »
Alors, il se forme, principalement sur Internet et dans les livres. Il cherche des infos outre-atlantique où la pratique semble plus avancée. Il se renseigne sur cette tendance émergente du maraîchage, le bio-intensif, qui consiste à retirer le maximum d’une petite surface. « En maraîchage, en gros, il faut un hectare, 10 000m2, pour payer un temps plein. Sachant que là, j’ai 400m2 à peu près. Même si tu te dis »bon allez, je suis en ville, la botte de radis je te la mets à 1,5€ au lieu de 1€ », et ben t’y es pas du tout. » Pour Philippe, l’objectif est clair : faire de l’agriculture en ville une réalité rentable pour les exploitants et banale pour les citadins.
Du tract au tracteur
Cet ancien encarté EELV n’est pas ici par hasard. Lassé de tracter, il a souhaité sortir des discours théoriques assénés en porte-à-porte et s’atteler à la tâche. « Bien sûr que c’est militant de le faire en ville. » Car les apports de l’agriculture urbaine sont nombreux dans le domaine de l’écologie. La désartificialisation des sols, les bienfaits pour la biodiversité, la gestion des déchets, les effets sur le climat en ville, tout ça est prépondérant dans la démarche de Philippe Zerr.
Je voudrais qu’on s’en foute qu’il y ait une nouvelle ferme en ville, que ça sorte de l’exceptionnel
Encore faut-il prouver que cette activité, plus que du maquillage vert, peut être un secteur désirable pour pouvoir se développer à grande échelle, la seule qui vaille. « Si on veut arriver à la hauteur des enjeux sur le changement climatique, même dix fermes dans Lyon, ça changerait rien. Sachant que pour l’instant on en a une et demi. » Pour lui, il faut en faire un acte banal, une évidence qui ne pose ni question, ni admiration particulière. « Moi je voudrais qu’on arrive à un moment donné où tout le monde s’en foute complètement qu’il y ait une nouvelle ferme. Que ça sorte de l’exceptionnel. »
Évidemment, tout cela demande une volonté politique et une administration à l’écoute, ce qui n’est pas forcément le cas pour l’instant ou, en tout cas, le modèle souffre encore de beaucoup d’incompréhension. « Ma principale difficulté en tant qu’agriculteur urbain, c’est même plus la surface ou les parcelles, mais c’est que t’es obligé de bosser avec des partenaires qui ne connaissent rien au monde agricole, qui sont dans des temporalités totalement différentes, des modèles économiques très différents. »
Une réalité parallèle contre laquelle il ne faut pas baisser les bras. C’est ce qu’il fait depuis 4 ans maintenant, les mains dans la terre, les yeux rivés sur ses pousses de navets : « si je peux montrer que c’est possible, et bien il n’y a aucune raison de ne pas en faire partout ».
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