Quand poésie, amour et lutte ne font qu’une. Avec Le chant de la rivière, Wendy Delorme fait résonner les mots d’une rivière et d’une femme pour conter avec douceur deux histoires d’amour hors normes. Dans un décor de montagne, entourée d’éléments naturels qui deviennent personnages, l’écrivaine queer et féministe poursuit l’exploration de ses thèmes de coeur : le genre, le désir, le corps. Rencontre.
Deux voix s’épanchent. La première, celle d’une écrivaine qui s’isole dans un petit hameau des Alpes, racontant son quotidien à la personne qu’elle aime. La seconde, celle d’une rivière, canalisée et ignorée des habitant·es, charriant l’histoire de Meni et Clara qui se sont aimées sur ses rives un siècle plus tôt.
Avec Le Chant de la rivière, Wendy Delorme se fait conteuse de deux histoires d’amour queer à des époques différentes, réunies par un bout de vallée de montagne et le regard discret de l’eau, des arbres, des pierres qui l’habitent. Alternant à chaque chapitre les lettres de l’écrivaine et le récit de la rivière, celles-ci se répondent dans une poésie à lire à voix haute qui caresse, bouillonne, envoûte.
« Je suis liquide, je suis mélodie. On m’a presque oubliée. Mais j’étais autrefois puissante et indomptée. Je pouvais emporter, grondante, sur mon passage, tout ce qui s'approchait de moi un peu trop près, et coucher dans mon lit et rouler dans mes pierres, tirer vers les abysses des plaines en contrebas les âmes inconscientes s’aventurant sans gué dans mes flots bouillonnants. »
Histoires queer
Ce court roman est le neuvième livre de Wendy Delorme. Performeuse et enseignante-chercheuse à l’université Lyon II, celle qui est membre du collectif d’écriture RER Q s’est aussi imposée ces dernières années comme une référence de la littérature féministe et queer, nourrissant le bras artistique des luttes contre le système patriarcal.
« Je n’écris pas pour faire joli »
« Il y a des sujets qui traversent tous mes livres : le corps, le désir, le genre. Avec toujours cette envie de proposer des récits qui ne sont pas hétéro-centrés, qui laissent place à des points de vue qui ne sont pas dominants, tout simplement parce que c’est ma réalité », résume l’activiste queer, qui mène en parallèle des recherches sur les constructions du genre et des identités dans les discours médiatiques.
On retrouve cette aspiration à la liberté, à la révolte, à la douceur dans son roman dystopique Viendra le temps du feu (Cambourakis, 2021) qui dépeint une communauté, inspirée des Guérillères de la romancière féministe Monique Wittig, résistantes d’une société totalitaire basée sur le contrôle des corps. Ou dans son essai Devenir Lionne (JC Lattès, 2023) dans lequel elle invoque la figure féline pour mieux interroger la domestication de la vie sauvage, la quête intime d’identité et la puissance féminine retrouvée.
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Car, pour Wendy Delorme, il ne s’agit pas d’« écrire pour faire joli ». Choisir ses mots, regarder le monde depuis d’autres yeux, bâtir des utopies, raconter des amours hors normes, donner voix aux éléments naturels… La romancière voit en la littérature une manière de transformer le monde social en s’attaquant aux imaginaires et au langage, ces « cadres de perception du réel ».
Rencontre à Lyon avec l’écrivaine d’un féminisme en chair et en lettres, qui pense l’écriture comme un acte de tissage, de partage et de lutte.
Vous avez écrit Le chant de la rivière pendant un séjour en montagne. Comment est née cette histoire à deux voix ?
Wendy Delorme : Ce livre est venu tout seul. Je suis partie en Italie, dans un tout petit hameau de deux maisons à 1 400 m d’altitude avec quatre camarades d’écriture. J’avais prévu d’écrire autre chose : une histoire qui se déroule dans une télé-réalité, une satire sociale des mythes contemporains de l’amour. Mais j’ai été complètement inspirée par ce lieu, il m’a parlé, j’ai eu besoin de connaître son histoire.
« L’écriture était aussi une manière d’explorer ce lieu »
Je ne pouvais pas aborder l’amour sous l’angle de la satire et du second degré dans un tel lieu. Je ne pouvais pas rester dans le bruit du monde, dans cette attitude très citadine qui consiste à décortiquer les mœurs de nos contemporain·es avec distance. C’est un style que j’aime beaucoup, très proche de mes premiers livres. Mais dans ce lieu, il fallait quelque chose de plus organique.
C’est la première fois qu’un lieu vous fait écrire ?
Non, mais c’est la première fois qu’un lieu décide du texte. C’est-à-dire que la montagne que je décris dans le roman existe vraiment, tandis que pour mes autres livres, je m’inspire librement de certaines géographies, comme celle de la ville de Lyon pour Viendra le temps du feu.
Cette fois-ci, je me suis renseignée sur le hameau. J’ai beaucoup lu sur les modes de vie en montagne au siècle dernier, sur la faune, la flore… J’ai échangé par mail avec un Italien qui habite le village, Delio, pour qu’il s’assure que mes descriptions soient crédibles et qu’elles ne tombent pas dans le folklorisme. L’écriture était aussi une manière d’explorer ce lieu.
L’histoire d’amour entre Clara et Meni racontée par la rivière est une archive imaginaire, mais ce désir de précision les a rendues réelles. J’ai l’impression qu’elles ont vraiment existé.
« L’eau a une mémoire. Les humains qui l’oublient et qui m’ont entravée, m’ont laissée m’engorger et m’ont canalisée ont, eux, la mémoire courte. Mais l’eau, même dans leur corps, conserve les souvenirs, l’empreinte du passé. Je n’ai pas toujours été ainsi. Jugulée, empêchée. Je n’ai même pas toujours eu cette forme-là. J’ai la mémoire intacte de celle qui m’habite, qui a vécu ici il y a bien longtemps. Qui m’a bue à la source, qui a mêlé souvent ses larmes à mes flots, jusqu’à ce que son regard en devienne liquide. Elle s’appelait Clara. Celles et ceux qui se souvenaient d’elle, ici dans la montagne et en bas au village, ont tous disparu depuis des décennies. »
Qu’est-ce qui vous a attirée dans cette idée de faire parler une rivière ?
J’ai écrit la rivière comme une conteuse. J’aime beaucoup raconter des histoires, et le conte permet d’emporter les lecteur·ices avec soi. Je suis aussi partie de l’observation que nous sommes tous·tes relié·es à un lac, une mer, une rivière, un étang, ce que les anglophones appellent un « body of water ». La littérature permet de donner la parole à ces entités, d’être attentif·ves à ce qu’elles ont à nous dire.
« J’ai l’impression que l’humain s’efface progressivement dans mes livres, au profit d’entités naturelles »
Mais le dispositif n’est pas nouveau. Il y a plein de romans dans lesquels des cours d’eau parlent. Je pense par exemple à Zizi cabane de Bérengère Cournut (2022, Le Tripode) qui donne à lire une femme devenue source d’eau, traversant une maison pour communiquer avec sa famille. Ou au roman d’Émilienne Malfato Que sur toi se lamente le tigre (2020, Elyzad), dans lequel le fleuve Tigre devient narrateur.
Après votre essai Devenir lionne qui propose une relecture féministe des mythes projetés sur le monde animal, il semble que les animaux et les éléments naturels – l’eau, le vent, le feu – prennent de plus en plus de place dans vos livres. Comment l’expliquez-vous ?
J’ai l’impression que l’humain s’efface progressivement dans mes livres, au profit d’entités naturelles. Je suis en train d’écrire un roman dans lequel une partie des personnages sont des cours d’eau. Parce qu’une fois qu’on a mis le nez dans le sujet, qu’on a commencé à réfléchir sur le rapport entre le monde animal et l’humain, qu’on s’intéresse à ce qui se passe avec le cycle de l’eau, on ne peut plus vraiment faire comme avant.
D’où vient l’eau qu’on boit ? Pourquoi l’eau est-elle privatisée ? Pourquoi en manque-t-on à certains endroits ? Ça ouvre vers des questions économiques et politiques tellement structurantes, ça devient une thématique obsédante dans mon écriture.
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« Obsession », c’est un mot qui revient souvent lorsque vous abordez votre processus d’écriture. Vous avez besoin qu’un sujet vous obsède pour écrire ?
Wendy Delorme : Il y a parfois des textes qui naissent et qui restent en suspens pendant un temps. Ça été le cas pour Le chant de la rivière : le premier chapitre est né pendant un exercice d’écriture avec des camarades, puis il est resté deux ans dans mon ordinateur avant d’être repris dans les Alpes. J’ai aussi un roman comme ça, commencé il y a 15 ans, mais je sais qu’un jour je le reprendrai. Et puis il y a d’autres textes qui cessent de m’obséder avec le temps, donc je les abandonne.
Parce que je n’écris pas pour faire joli. Il y a quelque chose dans le processus créatif qui vient de l’instinctif, de l’organique, qui n’est pas décidé et conscient. Une fois que le premier jet est écrit, je peux passer des heures à geeker sur le texte pour travailler la rythmique ou la structure. Mais ce travail ne peut se faire que sur un sujet qui me tient vraiment à cœur : l’amour, le vivant… Je ne peux pas passer autant de temps sur un texte si ce n’est pas porté par quelque chose de plus grand.
« La littérature peut-elle lutter contre les méga-bassines ? Oui, sinon je n’écrirais pas de roman. »
C’est ce qu’il y a derrière cette phrase de votre narratrice dans Le chant de la rivière : « L’écriture est un acte de tissage, mais le fil vient d’ailleurs » ?
Oui, nous ne sommes jamais les seul·es auteur·ices de nos textes. D’abord, parce qu’on travaille à partir d’une langue qui existe déjà, et puis nous sommes imprégné·es de ce qui nous entoure. Quand je dis que le fil vient d’ailleurs, je parle de ce qui nous traverse, de ce qui traverse une époque et qui imprègne nos sensibilités et donc notre écriture. Et dans un second temps, il y a ce travail minutieux de tissage, à travers la relecture et le travail des mots.
Vous avez récemment confié que votre prochain livre s’ouvrira sur une question : « la littérature peut-elle lutter contre les méga-bassines ? ». Vous avez trouvé la réponse que vous cherchiez ?
Wendy Delorme : C’est tout le but de ce prochain livre. Je fais dialoguer des fleuves, des rivières, des mers, autour de la question des méga-bassines et de ce qu’elles font au cycle de l’eau. Puis elles se rendent compte qu’elles sont dans un roman et se demandent si la littérature peut changer quelque chose. Et la réponse est oui, sinon je n’écrirais pas de roman.
« En réalité, je voudrais dire l’amour comme posture radicale en période de crise, globale, planétaire. L’amour comme bouclier, l’amour comme espérance, comme force de révolte. L’amour qui s’élèverait comme un grand cri de joie, de résistance aussi. Je ne peux pas faire semblant. Il me faut laisser choir le masque citadin, l’approche intellectuelle et même l’esprit critique un peu désabusé qui prévaut aujourd’hui, né de ce sentiment d’impuissance totale devant l’état du monde. »
C’est Monique Wittig qui le formule clairement dans Le chantier littéraire, qui est le manuscrit de sa thèse publié après sa mort. Elle explique que le langage agit sur la réalité, impacte le réel en forgeant nos cadres de perception du réel. En bref, ce n’est pas pareil de dire « un homme » ou « une personne », un·e « mineur·e isolé·e » ou « un·e enfant abandonné·e », un·e « éco-terroriste » ou un·e « éco-résistant·e ».
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C’est pour ça que les luttes queer, féministes, écolos ou contre l’extrême-droite se jouent aussi sur le plan culturel. Il ne faut pas laisser certains mots s’installer dans le vocabulaire car ils nous habituent progressivement à des choses dangereuses. Lorsque certains médias parlent d’« ultra-droite », ils rendent plus acceptable l’« extrême droite ». Ce travail, c’est la responsabilité de tous·tes celles et ceux qui ont un métier qui tourne autour du langage.