Rock en Seine, Solidays, Printemps de Bourges… Derrière l’ambiance féerique de ces grands festivals, on retrouve la scénographe Jeanne Massart et ses décors hauts en couleur construits à partir de matériaux réemployés. Depuis sa ferme isolée de Normandie transformée en lieu culturel, cette artisane-conteuse invente un modèle unique, fait d’éco-conception, de bon sens et de solidarité. Rencontre avec « la dernière punk du monde de la musique ».
« À quoi tu penses quand tu regardes tes mains ?
– Je vois ma vie dans mes mains, il y a de la corne, elles sont abîmées, elles touchent, elles savent faire, elles portent des trucs, elles manipulent des produits… Ce sont des mains de constructeur, c’est sûr. Je vois aussi tout ce qu’elles ont vécu. Elles ne mentent pas les mains, c’est vrai. Et puis elles me servent bien. »
Jeanne Massart fait partie de ces personnages qui marquent. Casquette Solognac, lunettes de soleil Prada, mitaines roses et un sans-manche noir qui recouvre un sweat à capuche vert, elle nous accueille chez elle avec une hospitalité tout évidente. Dans ce coin isolé du Perche, en Normandie, la scénographe transforme une ancienne ferme isolée, bordée par deux ruisseaux, en un chaleureux lieu de vie et de création.
C’est aussi ici, dans ses ateliers, qu’elle conçoit les ambiances colorées, presque féeriques, qui font la magie des grands festivals : Printemps de Bourges, Rock en Seine, Riffx, Rio Loco, Solidays… Des installations spectaculaires proches des grandes scènes aux petits détails des coins intimistes, Jeanne travaille à partir de matériaux réemployés pour élaborer des créations éco-responsables et accessibles – « le genre de décor que tu peux faire en petit dans ta chambre quand tu es gamin »
Syndrome de Diogène ?
Depuis la large porte de son hangar de stockage, on découvre les fabuleux décors des festivals démontés, pliés, emballés et soigneusement rangés. Le R géant de Rock en Seine par ici, des bandes de rubalises colorées qui ont orné un char de la Techno Parade par là. « Ce qui me tue dans ce métier, c’est le temps qu’on passe pour que les décors jouent si peu de temps, alors si en plus on jette tout à la fin, ce n’est pas possible » commente Jeanne en parcourant la pièce du regard.


La quadragénaire revendique un modèle unique, en circuit fermé, qui s’appuie sur son stock et limite l’achat de matériaux neufs. « Je suis une ressourcerie à moi toute seule » s’amuse-t-elle, faisant référence aux structures de réemploi qui se multiplient dans le monde du cinéma et du spectacle vivant où le tout-à-la poubelle reste encore la norme.
J’ai longtemps fait du réemploi sans le dire au client
Mais Jeanne insiste sur un point : le réemploi n’est pas moins cher que le neuf. Les coûts de transport, de stockage, de transformation et de nettoyage compensent largement ceux de l’achat de matières premières. Pour lutter contre cette idée reçue, l’artiste invite ses commanditaires à adopter le réemploi non sous un angle économique, mais plutôt comme une nouvelle manière de travailler, faite de circularité et de bon sens. « Je préfère payer des gars que du bois » résume-t-elle simplement.

Conteuse d’objets
Avec Jeanne, réemploi ne rime pas non plus avec meubles en palettes et style vintage. « J’ai longtemps fait du réemploi sans le dire au client. » Elle nous raconte ses premières créations, vitrines de boutiques et décorations d’intérieur, grâce à son entreprise Jeanne chine pour vous. Les levers aux aurores et les journées à écumer les brocantes et boutiques d’antiquité. Sa première scéno aussi, à La Bellevilloise, pour le groupe d’électro-pop General Elektriks.
Le réemploi est pensé comme une clé pour stimuler la créativité et décupler le sens porté par les œuvres. Dans les termes de la scénographe : « raconter une histoire avec la matière ». Quand on entre chez cette pro de la récup’, chaque objet porte les traces d’un souvenir, d’une création passée ou d’une partie de son caractère. Sur les murs de son bureau, on retrouve une collection improbable : des affiches d’événements annulés, qui n’ont jamais eu lieu.

En parcourant son atelier, elle attrape un objet sur une étagère. « À la base, c’est un petit siège en rotin, trouvé dans une benne. Il y en avait des dizaines. Je les ai transformés avec des tissus de récup’ en abat-jours géants qui pendaient dans le ciel de Rock en Seine. Puis je les ai assemblés ailleurs pour en faire un grand lustre de cinq mètres agrémentés de petits cubes en plexiglass coloré qui se balançaient et faisaient des ombres portées au sol, comme des petits papillons de couleur ». Toute une aventure.


Traîner dans des soirées où il faut se faire bien voir ce n’est pas ma vie, moi j’aime les saisons, j’aime les arbres, j’aime couper du bois
Bienvenue chez Jeanne
Huit ans après avoir quitté Paris, « grande ville qui m’a rendue malheureuse », Jeanne est enfin chez elle au Quincampoix. Dans ce lieu-dit composé d’une seule maison, elle compose un équilibre entre longues périodes de silence propices à la création et grands moments collectifs. « Traîner dans des soirées où il faut se faire bien voir ce n’est pas ma vie, moi j’aime les saisons, j’aime les arbres, j’aime couper du bois. »
Derrière la maison, une scène fait face à un bar et accueille pendant les beaux jours des événements dont l’on imagine sans mal, même au creux de l’automne, la convivialité. Les granges se transforment progressivement en studio de musique et salle d’exposition. On y trouvera également des logements destinés à des artistes en résidence, aux équipes de Jeanne, à ses parents et à d’autres personnes âgées. « Je ferai des castings de vieux un peu cool » s’amuse celle qui a été infirmière en gériatrie dans une autre vie.
À terme, elle pense le lieu comme une « passerelle culturelle entre les locaux, les artistes, les chasseurs et les Parisiens de passage. Un lieu où on peut vivre tranquille, créer, se rencontrer, se mélanger ».


Le travail qui soigne
Au fond, la scénographie est presque un prétexte. Une manière de s’occuper les mains, de mener un « travail qui soigne » et de le partager. Jeanne embauche régulièrement des jeunes de la Mission locale, souvent fâché·es avec l’école. Ces dernier·es nettoient, peignent, scient, poncent, soudent… dans les coulisses des festivals où ils/elles ont parfois la chance d’observer les stars de près.
J’ai l’impression de réparer quelque chose en transmettant
« Il y a une phrase que je dis souvent c’est : quand on ne va pas bien, il faut faire et se taire. Le travail physique et le travail de la matière permettent de se sentir capable, autonome et de prendre confiance en soi. Quand les jeunes voient des milliers de personnes passer devant un truc qu’ils/elles ont peint, c’est source de fierté et de reconnaissance. C’est vital. Et quand je repense à ce par quoi je suis passée, les souffrances et les moments de déprime, j’ai l’impression de réparer quelque chose en transmettant ce que j’aurais aimé recevoir. »
Au moment de quitter Jeanne et son décor quotidien, mis en valeur par les couleurs de l’automne, les questionnements qui animent bon nombre d’artistes et de professionel·les de la culture nous reviennent en tête. Sûrement que ce qui se passe au Quincampoix doit beaucoup à la personnalité hors norme de son initiatrice. Mais nous avons là, chez celle que certain·es appellent « la dernière punk du monde de la musique », des pistes à explorer pour imaginer des pratiques artistiques ancrées quelque part, soucieuses de leur empreinte, du territoire et des personnes qui les entourent.