L’art de la scène peut-il réussir là où le discours et la raison échouent ? C’est bien là le pari du pianiste Patrick Scheyder, engagé avec ses spectacles comme par son mouvement de l’Écologie culturelle, dans la diffusion d’une pensée écologique plus populaire. Quitte à jouer de l’humour et du mélange des arts pour mieux porter l’engagement vers le plus grand nombre, à l’image de son dernier spectacle L’Éloge de la Forêt, co-écrit avec « l’écureuil militant » Thomas Brail pour la Nuit blanche 2024.
Il y a 7 ou 8 ans, Patrick Scheyder était derrière son piano, au beau milieu des fleurs. Dans les jardins des villes, accompagné d’un violoniste syrien et d’un autre venu d’Égypte, il déployait la magie des Mille et une Nuits, version florale. La suite devait s’écrire d’elle-même, urgence climatique oblige, avec la création, en 2021, de « l’Écologie culturelle », pour « rassembler les acteurs de la culture et de l’écologie ».
Ce collectif protéiforme, cofondé avec Nicolas Escach, directeur du Campus des Transitions de Caen (Sciences Po Rennes), et Pierre Gilbert, prospectiviste et spécialiste des biais cognitifs, permet à Patrick Scheyder d’initier tribunes dans les médias et nombre d’événements croisant arts et militantisme écologique : pour raconter le combat de George Sand en faveur de la forêt de Fontainebleau par la voix de Camille Étienne, ou faire danser la « Gen-Z » artiviste au musée d’Orsay, aux côtés des danseuses de Minuit 12.
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Ce 1er juin 2024, au pied de l’Académie du Climat (Paris 4e) et à l’occasion de la Nuit blanche, le pianiste engagé révélera L’Éloge de la Forêt, son dernier spectacle co-créé avec « l’écureuil militant » Thomas Brail. 45 minutes où se croiseront les talents d’une jeune et joyeuse bande – allant d’Iman Morin, compositeur et producteur du rappeur Damso, à Mike Latona au mapping et la comédienne Emma Varichon, un acrobate, un costumier – pour « parler autrement des sujets qui fâchent ».
« Celles et ceux qui s’en contrefichent, on va les toucher par autre chose »
Une façon de poursuivre son souhait de rendre accessible au plus grand nombre ce qui ne l’est pas sur le papier. Pour l’artiste sexagénaire, à l’image du piano, trop souvent considéré comme élitiste, l’écologie peut être abordée autrement. « Celles et ceux qui s’en moquent a priori, on va les toucher autrement pour leur faire écouter des choses que, parfois, ils/elles fuient. C’est ça notre volonté » affirme-t-il.
Pour celui qui a grandi entre le 17e et le 18e arrondissements parisiens, aujourd’hui résident d’une petite commune de Touraine, les tenant·es d’une certaine pureté militante lui sont « de plus en plus insupportables ». « Les personnes qui tiennent un discours rigide, il faut faire ci, pas ça, je ne peux plus écouter ; les nouvelles tables de la loi ne m’intéressent pas plus que les anciennes. »
Avec L’Éloge de la Forêt, le compositeur-interprète s’est trouvé en Thomas Brail un compère du militantisme pacifique. Un « engagement humain, qui aime les autres » dont s’émeut Patrick Scheyder, jusqu’à vouloir le mettre en scène. Rencontre.
Tes créations sollicitent différentes formes d’art, avec à chaque fois la notion de spectacle. J’aimerais interroger la relation entre le spectacle, l’écologie et le message sinon politique, du moins citoyen. Mais d’abord, qu’est-ce que c’est L’Éloge de la Forêt pour toi ?
Patrick Scheyder : Les spectacles, comme tu dis, c’est mon métier et même ma vie. J’ai toujours joué du piano, j’ai toujours construit des spectacles. Et depuis 12-13 ans avec un axe vraiment écologie. Depuis deux ans, je baigne aussi dans l’atmosphère de l’Académie du Climat, devenue un lieu de référence et de rencontre des 20-30 ans, principalement, qui sortent de Sciences-Po, des CSP+, etc.
Donc je regardais comment ce milieu se mouvait d’une part, et d’autre part, je me suis demandé ce que moi, étant plus âgé, je pouvais y apporter qui puisse parler à tout le monde. J’avais fait des spectacles avec Camille Étienne, par exemple au musée d’Orsay, en novembre dernier. C’était super. Maintenant, il fallait inventer autre chose et revenir à mon métier de faire des spectacles.
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Avec l’Écologie culturelle, on a toujours développé l’idée que l’écologie est un peu chiante, divulguée pour des gens dominés par la raison, scientifique, technique, politique. Or, elle devrait aussi véhiculer beaucoup de gaieté pour attirer tout le monde, surtout celles et ceux qui s’en contrefichent. D’où l’idée de faire un spectacle, de le faire dehors, et d’associer plusieurs médias.
Du piano toujours, avec du sound design par Iman, le compositeur du rappeur Damso, qui a fait 70% de la musique du spectacle. Du mapping aussi, comme un moyen de s’insérer dans l’espace public sans l’abîmer. Un acrobate, pour la première fois. Et puis, Thomas Brail, avec qui je m’entends bien justement parce qu’il n’a pas 30 ans mais 50. J’en ai 64. On a envie de faire d’autres choses.
D’autres choses ?
Patrick Scheyder : Oui, de nous dépasser nous-mêmes. Au départ, mes spectacles ont démarré avec l’appui inconditionnel des jardiniers et des services espaces verts des villes. C’est eux qui m’ont soutenu à une époque, il y a 10-12 ans, où les services culturels, l’écologie, ils s’en moquaient. Les jardiniers sont mes amis de toujours. Si je ne les avais pas rencontrés, je n’aurais peut-être pas continué dans cette voie.
Travailler avec Thomas, c’est finalement revenir à ces racines. Et pour Thomas, c’est la même chose. Peu de gens savent qu’il a fait une école de théâtre, une école de cinéma quand il avait une trentaine d’années. On ne va pas continuer à faire les mêmes choses, parce qu’à la fin, on a envie de s’amuser aussi. C’est super important.
La première fois que je vois Thomas, je lui dis : « Je fais un spectacle, j’ai envie que tu en sois ». Il me répond, du tac au tac : « Patrick, c’est exactement ce que j’ai envie de faire ». À partir de là, ça devient une saga humaine en même temps qu’une saga artistique. Je plaide pour une écologie où les gens s’aiment. Cette notion d’amitié, d’amour des autres, est indispensable pour bien conduire l’écologie et donner à tout le monde envie de suivre.
Était-ce difficile de concilier l’ancrage militant de Thomas Brail et une forme artistique populaire ?
Patrick Scheyder : D’où le fait d’être très attractif, sans dégrader les messages. Parler d’écologie et des sujets qui fâchent autrement. Comment aborder la bétonisation des sols ? Le jeune acrobate, Yannis, sera sur scène habillé en cotte. Il tournera autour de la bétonnière et commencera à l’apprivoiser, à la chevaucher. Il va rentrer à l’intérieur et en sortir. Chaque fois, il y perdra un habit. Pour terminer quasiment nu, comme dépossédé de sa terre et du peu qu’il avait.
On prend tout à l’envers. Thomas est devenu directeur de cabinet de (Christophe, ndlr.) Béchu, moi, je travaille avec de la musique rap. On veut sortir aussi de nos images, ça diversifie, ça ouvre des portes, et pour que les jeunes évitent les burn out et continuent d’espérer, il faut une dose d’humour. Ce qui n’empêche pas de traiter les sujets d’écologie en profondeur.
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Comment s’est passé ce jeu d’écriture ensemble entre Thomas Brail, le militant artiste, et Patrick Scheyder, l’artiste militant ?
Patrick Scheyder : Ça a été très simple. J’ai dit à Thomas que j’allais écrire un nouveau conte sur l’écologie. Il m’a dit : « T’inquiète pas, je m’en charge ». Trois jours après, il avait écrit cinq pages. Il a très bien compris le truc, d’inverser les rôles et aussi de dire totalement ce qu’il veut. Il va parler de l’A69, mais il imagine aussi le monde de demain : Christophe Béchu passe toutes ses journées en haut d’un arbre à dicter des décrets en faveur de la biodiversité.
« Ça me plaît beaucoup de mêler le faux avec le vrai, le réel et l’imaginaire »
Ce n’est pas du tout agressif, mais malin et marrant. Et en creux, tu te dis que finalement, ça pourrait être ça le monde de demain. On le construit aussi avec les éléments du réel vus autrement, pas seulement des nouveaux imaginaires. Dans les contes, il se passe généralement des choses horribles. Franchement, ça fait peur, mais ça plaît. C’est quand même bizarre. Pourquoi l’écologie, qui promet aussi des choses terribles, ne plaît pas ?
Quelles seraient les clés d’un conte écologique qui embarquerait le plus grand nombre ?
Patrick Scheyder : Il existe des archétypes dans toutes les cultures humaines depuis la nuit des temps. L’arbre en fait partie. Et ensuite, conter le présent pour le regarder différemment. Inverser les rôles, mêler le vrai et le faux, le pire et le meilleur. C’est aussi ce qui fonctionne dans les contes, ce mélange d’impressions très fortes, agréables ou désagréables, ça embarque. Il y a un côté un peu hallucinatoire, finalement.
Ça me plaît beaucoup de mêler le faux avec le vrai, le réel et l’imaginaire. Même si dans ce conte, il y a de nombreux éléments issus de la réalité. Le conte, c’est d’abord une autre manière de voir le vivant, de voir la vie. C’est peut-être ce à quoi tout le monde aspire. Au niveau politique, je me demande si ce n’est pas ça que les gens attendent : quelqu’un·e qui aurait une autre lecture de la société et qui prendrait en compte leur sensibilité, pas seulement au niveau de l’écologie.
Tu sens qu’il se passe quelque chose aujourd’hui dans le monde de l’écologie, dans sa manière d’être représenté, que ça y est, on se décoince, on peut se marrer, c’est devenu un sujet populaire ?
Patrick Scheyder : Quand je vois que des ami·es de Dernière Rénovation (devenue Riposte Alimentaire, ndlr.) en arrivent à faire un, parfois deux burn out par an, on ne peut pas continuer comme ça. Ils/elles vont mourir. Quel est l’intérêt ? C’était la première conversation qu’on a eue avec Thomas. Qu’il ne va pas faire deux grèves de la faim, parce qu’il va mourir. Point barre. Donc, par la force des choses, il faut se réinventer pour durer.
« Le vrai enjeu de l’Écologie culturelle, c’est de s’aider à construire le monde de demain »
Une idée qui va gagner, c’est une idée qui va durer. Ce n’est pas une idée qui va être sous l’impression de l’instant, sous l’inspiration ou seulement sur une tranche d’âge. Et puis après, on passe à autre chose parce que la vie avance. Si on tient vraiment un sujet, il faut le faire évoluer. Les scientifiques elles/eux-mêmes doivent faire évoluer leur argumentaire, etc. Tout doit évoluer.
Le vrai enjeu, pour moi, il est là. Le vrai enjeu de l’Écologie culturelle, c’est de dire : on va s’aider, toutes et tous, à construire ce monde de demain. Il est fait d’imaginaire, mais il est fait de choses très, très réelles. Je veux l’inspirer sur le plan, effectivement, artistique, mais aussi en donnant du courage et du rire, y compris et surtout des choses qui nous font peur. Il est facile de rire ou d’être optimiste quand tout va bien, mais ce qui est vraiment utile, c’est d’être optimiste quand tout ne va pas bien. C’est utile, et c’est même parfois drôle.
Assister à L’Éloge de la Forêt lors de Nuit Blanche 2024, à Paris le 1er juin.