Le festival Nuits sonores et sa programmation foisonnante reviennent à Lyon du 7 au 12 mai 2024. Des références de la scène électro mondiale aux pépites émergentes, des DJ sets dans l’espace public aux talks sur l’écologie ou le futur de la musique, l’esprit du festival reste le même : défendre par la fête des espaces de rencontre et de liberté. Portrait d’un festival porteur d’autres manières de faire société.
20 ans sans dormir. En mai 2023, le festival lyonnais Nuits sonores soufflait ses 20 bougies dans une grande fête dont seul l’association organisatrice, Arty Farty, a le secret. Identité urbaine, accent sur les scènes internationales sous représentées, conférences et ateliers engagés, sets sur places publiques… Tout y était pour célébrer l’histoire de ce festival devenu un incontournable des musiques électroniques.
Cette année, le festival revient du 7 au 12 mai, dans le sillon des dernières éditions qui plaçaient les Days, formats de jour, au cœur du festival. On retrouve une programmation foisonnante, à toute heure et dans une dizaine de lieux à Lyon, tissant la toile d’une grande fête à l’identité singulièrement politique, « une fête consciente et sensible qui résiste aux polarisations, qui célèbre les communs, défend des terrains d’expression, d’expérimentation et autant d’espaces de liberté ».
Défricheur urbain
Au cœur de l’ADN de Nuits sonores, on retrouve une envie d’explorer Lyon, ses friches, ses bâtiments industriels, ses marges en pleine mutation. Des premières soirées à l’ancien marché de gros sur la pointe sud de la Presqu’île, qui accueille aujourd’hui l’éco-quartier Confluence, jusqu’aux récentes éditions dans les Usines Fagor, au sein du mal-famé devenu gentrifié quartier de Gerland.
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Cette année, Nuits sonores déménage dans un ancien technicentre SNCF au sud de la ville, renommé les Grandes Locos. L’évènement inaugurera ainsi la seconde vie de ce site immense de la taille d’un arrondissement de Lyon, accessible en métro. Et en parallèle, la fête se promènera dans la ville, dans l’espace public, dans des clubs emblématiques de la vie nocturne lyonnaise et quelques salles de concert.
« Chaque lieu porte une histoire singulière qu’on a envie de raconter et de respecter, raconte Julien de Lauzun, directeur adjoint du festival. Aux Usines Fagor, comme aux Grandes Locos, il y a des gens qui ont travaillé pendant des dizaines d’années, qui ont vécu des histoires professionnelles, mais aussi amicales, sociales… »
Ouvrir par la programmation
Côté programmation, le festival est marqué par l’histoire de la scène électro à Lyon, considérée dans les années 1990 comme la « capitale de la répression anti-techno ». Alors belle revanche de voir aujourd’hui Nuits Sonores placer la Capitale des Gaules sur la carte des musiques électroniques mondiales en s’appuyant sur la scène locale.
Cette année, on retrouvera à Nuits sonores l’historique Laurent Garnier, la Bordelaise Anetha, le pionnier de la deep house Kerri Chandler, le duo italien Mind Against ou encore le populaire Skrillex, aux côtés de pépites locales émergentes – Kaynixe, Mimi géniale, Hyas – et d’artistes du monde entier : le rappeur ghanéen Bryte, la Colombienne Verito Asprilla ou le collectif vietnamien Rắn Cạp Đuôi.
On veut créer des espaces avec ces communautés pour qu’elles se sentent libres dans leur façon de faire la fête
Des collectifs locaux participent aussi à la programmation, ouvrant le spectre artistique et faisant de la place à des communautés moins représentées ailleurs : cette année Maquis Sale avec les cultures africaines, l’an dernier Garçon Sauvage avec les cultures LGBTQIA+ ou le label Shouka et son projet de « réappropriation culturelle » autour des musiques nord-africaines.
« On veut créer des espaces avec ces communautés pour qu’elles se sentent libres dans leur façon de faire la fête, et qu’elles se sentent aussi libres de rejoindre les autres temps forts du festival » complète Pierre Zeimet, directeur artistique de Nuits sonores.
Écologie expérimentale
À partir de cet ADN engagé, le festival s’est saisi relativement tôt des préoccupations écologiques. En commençant par les classiques : éco-cup, réemploi de la signalétique et des matériaux de scénographie, réalisation d’un bilan carbone dès 2010, jusqu’au plus audacieux « repas 100% végétarien pour tous·tes », à partir de l’édition 2019.
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Mais peut-on être écolo en programmant des artistes du monde entier ? Sur ce point, Nuits sonores tente de se positionner parmi les pionniers des tournées responsables. D’abord à travers deux règles strictes : pas de jet privé et pas d’aller-retour intercontinental pour une seule date. Mais aussi en aidant les artistes internationaux à trouver d’autres dates dans la région, et jusqu’à Paris ou Barcelone, facilement accessibles en TGV.
Les clauses d’exclusivité empêchent les tournées écologiquement responsables
Reste encore l’enjeu de l’exclusivité – ces clauses qui empêchent les artistes de jouer sur un territoire et pour un temps donné autour d’une représentation. « C’est un des points noirs qui empêchent les tournées écologiquement responsables » déplore Pierre Zeimet. Si Nuits Sonores les a abandonnées pour les artistes émergent·es, ces clauses restent encore difficiles à détricoter du côté des têtes d’affiche, obligeant à fonctionner au cas par cas auprès des agents d’artistes.
Dans le cas des artistes en début de carrière, l’avion devient tentant lorsque le train coûte trop cher et grignote sur des cachets relativement modestes. Nuits sonores expérimente alors un système de prime au transport durable, compensant la différence avec le prix des billets d’avion.
Danser local, programmer global ?
« Il vaut mieux qu’un artiste comme Marcel Dettmann prenne son avion depuis Berlin pour jouer chez nous, plutôt que son public français ne se déplace à Berlin pour le voir jouer » argumente Pierre Zeimet, rappelant que la mobilité des publics représente la grande majorité des émissions carbone d’un festival.
« La richesse de Nuits sonores vient de ce mélange de cultures à travers la musique. Si la mondialisation ne devient qu’économique, on aura tout perdu. C’est aussi notre responsabilité de déplacer des artistes d’origines différentes, de cultures que l’on connaît moins pour que l’on puisse continuer à se nourrir de cette diversité-là ».
À l’inverse, les organisateur·ices restent attentif·ves à la provenance des publics, ne communiquant qu’auprès des territoires accessibles en train. Le problème est traité à la source : pas d’avion ni de frustration si l’on ne fait pas naître le désir. Nuits sonores se félicite également d’être un « festival sans grand parking », desservi par les transports en commun et infrastructures de mobilité douces – parking à vélo, des vélos en libre-service, pistes cyclables…
Désaccords fertiles
Si, présentés ainsi, ces engagements apparaissent aller de soi, ils restent le fruit de tâtonnements et de longs débats internes. Au fil de la discussion avec Pierre Zeimet et Julien de Lauzun, de nombreuses interrogations et problèmes irrésolus font surface, témoignant du bouillonnement critique qui existe au sein d’Arty Farty : comment penser la justice sociale autour des cachets d’artistes ? Comment allier engagement écologique et programmation internationale ? Comment aller plus loin sur l’accessibilité ?
« Ce qui m’a agréablement surpris quand je suis arrivé il y a 6 ans, c’est cette capacité à laisser de la place au débat au sein des équipes » témoigne Pierre Zeimet. Sur ces sujets, une partie des discussions se tient au sein d’un Comité Environnemental et Éthique (CEE), groupement bénévole d’une quinzaine de salarié·es au rôle consultatif sur le choix des partenaires et sur les décisions autour de l’égalité des genre, de l’antiracisme, de la techno-critique…
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Cette dynamique interne a par exemple donné lieu après la crise Covid à la création de cours de DJing dédiés aux femmes et minorités de genre de l’équipe. « On s’est rendu compte que la moitié des hommes de l’équipe étaient DJ, alors que seule une femme parmi elle l’était » raconte Pierre Zeimet. Ces cours ont ensuite été ouverts à toutes, et aujourd’hui une petite centaine de femmes ont bénéficié de ces cours gratuits dispensés par les artistes résident·es du club d’Arty Farty, Le Sucre. Ce travail de fond, destiné à diversifier une scène actuelle encore très masculine, se traduit aussi dans la programmation du festival : de 9% de femmes programmées en 2011 à 45% en 2023.
Nuits sonores Lab : Sketching out the Future (esquisser le futur)
L’une des nouveautés de l’édition 2024 sera la présence de conférences et d’ateliers au cœur du site principal. La programmation du Nuits sonores Lab – fruit d’une « volonté d’apporter le débat d’idées et l’engagement des artistes dans les temps de fête », dixit Julien de Lauzun – questionnera le futur de la musique et des scènes indépendantes, ainsi que le rôle social des artistes et du secteur culturel européen dans une époque troublée.
On veut apporter le débat d’idées et l’engagement des artistes dans les temps de fête
En ce sens, le format « A conversation with » fait son entrée dans le festival, donnant la parole à des artistes sur des sujets de société, dont Anetha, Del4raa, Abadir ou encore Yuliia Shumishyna. Une journée sera également dédiée à l’urgence climatique. Ce grand laboratoire réparti entre les Grandes Locos et des lieux culturels lyonnais réaffirme ainsi avec force l’espace unique de discussion, de rencontre, de transformation, ouvert sur la société et attentif à ses marges, que représente un festival.