Sociologue engagée, Monique Pinçon-Charlot est reconnue pour ses emblématiques travaux sur la grande richesse, menés avec son mari Michel Pinçon. Dans ce dernier livre, elle croise deux thématiques majeures : celle de l’écologie et celle de l’oligarchie. Un essai qui analyse la manière dont cette classe sociale a alimenté, et entretient toujours, le chaos climatique. Rencontre.
La classe dominante n’a plus de secrets pour elle. Et elle s’évertue depuis des décennies à ce qu’elle n’en ait plus pour personne. Au travers de ses nombreuses enquêtes et études, la sociologue Monique Pinçon-Charlot ausculte, depuis plusieurs décennies, les mécanismes de domination sociale exercés par les plus riches.
Le Président des riches, La violence des riches, Le séparatisme des riches : à chaque fois, un même mot en couverture. Avec son compagnon de recherche et de vie, Michel Pinçon, ils ont fait de l’oligarchie leur cheval de bataille et ont ouvert une voie pionnière sur l’étude de cette classe sociale, arpentée et étudiée sous tous les angles. Si désormais Monique Pinçon-Charlot écrit seule à la suite du décès de son mari en 2022, elle n’en garde pas moins son regard critique chevillé au corps.
Dans son dernier ouvrage, Les riches contre la planète : violence oligarchique et chaos climatique, elle articule ses recherches passées avec une nouvelle thématique : celle de l’écologie. Structuré en chapitres indépendants, le livre fait un détour sur le scandale du chlordécone dans les Antilles, aborde le projet d’autoroute A69, et évoque les investissements carbonés de Total.
Le but ? Rendre accessible à tout un chacun·e les relations complexes entre changement climatique et dynamique de classes. Le·a lecteur·rice est libre de piocher sur les sujets qui attisent le plus sa curiosité pour obtenir des réponses précises et sourcées aux questions qu’il·elle se pose. Une analyse sociologique très claire et vulgarisée, qui décortique les rouages qu’utiliserait l’oligarchie pour maximiser ses profits, tout en continuant à saccager la planète. Glaçant.
Vous dénoncez, dès le titre, une forme de « violence oligarchique » exercée sur le climat. En quoi consiste-t-elle et comment s’exprime-t-elle ?
Monique Pinçon-Charlot : Effectivement, cette violence est avant tout systémique. Elle traverse l’ensemble des secteurs de l’activité humaine : l’économie, la science dont la sociologie, la culture et la politique. Cette violence s’apparente à une forme de prédation globale, reposant sur l’exploitation des travailleurs et la destruction du vivant sous toutes ses formes.
Aujourd’hui, on fait face à ce que l’on peut appeler une oligarchie, y compris en France. Un petit nombre de familles détient l’ensemble des titres de propriété. Ce qui relevait autrefois du bien commun – l’enseignement, la santé, la politique, et bien sûr la nature et toutes les formes du vivant – est désormais financiarisé, c’est-à-dire soumis à l’obligation de rendement pour les actionnaires. Cette logique s’applique à toute la société.
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Vous montrez que cette domination s’étend jusqu’à la sphère scientifique. Quel rôle joue la science dans cette guerre sociale et écologique ?
Dès 1970, les milliardaires, dont la richesse est issue du pétrole, commencent à instrumentaliser la science. Certes, au départ, ils rémunéraient les scientifiques pour produire des analyses vérifiées et factuelles. Mais peu à peu, la science a été récupérée comme un instrument d’information au service de la politique ultralibérale, portée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Le but était simple : maintenir le capitalisme coûte que coûte.
D’ailleurs, tout le but de notre travail sociologique au long cours, avec Michel (son époux, ndlr.) a précisément consisté à dévoiler les faits sociaux cachés. En effet, travailler sur la classe dominante et les rapports de classe, ce n’était pas un sujet académiquement recevable à l’époque. On était à peu près les seuls à mener cette entreprise ambitieuse. On a toujours tenu à démontrer la puissance de l’entre-soi et du séparatisme des riches dans la mobilisation de cette classe pour la défense de ses intérêts.
Ils sont persuadés de leur excellence aristocratique : aujourd’hui encore, avec le chaos climatique dont ils portent la responsabilité, ils se perçoivent comme étant les seuls en mesure de sauver la planète. Et ce qui est problématique, c’est que ce système est voué à perdurer à cause des inégalités perpétuées par les héritages, qui intensifient l’entre-soi.
Face à ce constat d’une classe sociale qui ne se soucie pas de la crise climatique et qui risque de perdurer, quels leviers d’actions reste-t-il pour les citoyens ?
Tout l’intérêt de ce livre est de montrer qu’il existe des leviers d’action. Mais cela implique d’abord une prise de conscience. Trop souvent, on passe notre temps à se critiquer nous-mêmes. Ce sont les divisions qui affaiblissent les luttes, et ce, pour le plus grand bonheur des capitalistes. Alors, à l’inverse, nous devrions être solidaires, nous unir et coordonner nos actions. J’aime beaucoup citer cette maxime de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ».
Je pourrais effectivement ne pas me sentir concernée par la question climatique. Je suis née en 1946, j’ai eu une vie confortable ; j’ai nagé dans des eaux propres, j’ai fait du ski toute ma vie, sans canicule, sans grand froid. Mais c’est une responsabilité collective que d’être unis pour protéger l’avenir.
Même si, à mon avis, il est déjà trop tard. D’après les derniers chiffres de Copernicus de Météo France, nous avons déjà dépassé 1,5 degré d’augmentation depuis l’ère préindustrielle. Les projections montrent qu’en 2100, en France, nous ne serons plus dans le mode vie, mais le mode survie. 2100, c’est presque demain. Malheureusement, compte tenu de la menace des différentes formes du vivant sur la Terre, nous ne sommes pas à la hauteur de ce rendez-vous historique.
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Pourtant, les sommets climatiques internationaux comme les COP se multiplient. Est-ce que ces rendez-vous ont encore un effet sur le réel ou sont-ils seulement une mise en scène pour pérenniser la domination des grandes fortunes ?
Les COP ont une fonction importante de mise en visibilité du dérèglement climatique. Elles soulignent notamment les rapports de force entre les pays riches, responsables de ce dérèglement climatique, et les pays pauvres, qui en subissent de plein fouet les conséquences. Ces derniers produisent peu d’émissions, mais sont les premières victimes de ce chaos climatique. Et ce chaos climatique incombe massivement aux pays riches.
Les chiffres sont édifiants. Selon le rapport World Inequality 2022, les 50 % des plus pauvres de la planète n’émettent que 1,6 tonne de CO2 annuellement par personne, soit 12 % des émissions totales. Les 40 %, définis classe moyenne, polluent à hauteur de 40 %. En revanche, les 10 % les plus riches, émettent à eux seuls 31 tonnes de CO2 par an et par personne et totalisent 48 % des émissions.
Ces chiffres permettent de dire que l’on ne se trouve pas face à un anthropocène, mais bien à un capitalocène. La minorité issue du système capitaliste est responsable de l’ampleur de la catastrophe climatique, qui touche pourtant tout le monde. Warren Buffett le résumait déjà très bien en 2005 : « Il y a une guerre des classes, et c’est ma classe, celle des riches qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner ». Vingt ans plus tard, ce scénario est d’une actualité brûlante.
Un mot pour conclure ?
Je citerai volontiers une chanson de la compagnie Jolie Môme : Ta colère est légitime. Et le refrain, c’est « Ne te trompe pas de colère et méfie-toi des milliardaires. Avec ou sans œil de verre, oui, méfie-toi des héritières ». Plus qu’un refrain, c’est un appel à la lucidité et à l’engagement. Car aujourd’hui, transformer cette colère en action collective est peut-être notre dernier levier d’action.






