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Molécule : « J’aime quand la nature nous remet à notre place d’être humain »

By Jean-Paul Deniaud

January 30, 2020

Cet article est réalisé en partenariat avec Trax, le magazine des musiques électroniques et des cultures en mouvement.

Le Vendée Globe est une aventure hors du commun. Tous les quatre ans depuis 1989, les navigateurs les plus chevronnés prennent le large depuis Les Sables d’Olonne, en Vendée, pour un tour du monde à la voile, en solitaire, sans escale. Objectif : traverser trois océans du globe et passer le premier la ligne d’arrivée. Le 8 novembre prochain, l’édition 2020 verra partir du port vendéen plusieurs bateaux de nouvelle génération, avec l’ambition de passer sous la barre des 70 jours de navigation.

C’est le cas du voilier monocoque LinkedOut*, manœuvré par le skipper Thomas Ruyant. À son bord, outre l’essentiel d’une survie en mer par tous temps, le musicien français Molécule a installé 16 micros et 13 caméras. Un dispositif unique visant à récolter pour la première fois les images et le son de cette nature extrême ou apaisée, que l’on ne rencontre qu’au large. Et capter la relation exceptionnelle du navigateur à ces éléments.

À lire : Le DJ Molécule va installer 16 micros et 13 caméras sur l’un des voiliers du Vendée Globe

Habitué des enregistrements aux conditions extrêmes, le musicien Romain De La Haye-Serafini, de son vrai nom, s’attaque désormais à cette « aventure ultime », dit-il, avec en vue un passage quotidien sur France Info, et, surtout, le projet d’un premier film et de sa bande originale. C’est depuis la Bretagne que cette figure des musiques électroniques a répondu à nos questions, détaillant ce projet unique avec enthousiasme. Soulignant, aussi, le défi technologique et humain que représente cette odyssée, pour lui comme pour son « coéquipier », Thomas Ruyant.

Quelle est votre relation au Vendée Globe ?

Molécule : La course au large m’a toujours appelé. Je navigue un petit peu de façon amateure, et je garde toujours dans un coin de tête l’envie de participer à une course comme la Route du Rhum. Ces récits d’aventure m’ont toujours fasciné, et le Vendée Globe, c’est un peu l’aventure ultime.

Après avoir enregistré les sons d’un chalutier en Atlantique Nord, de la banquise au Groenland, puis de la vague géante Nazaré au Portugal, vous semblez à nouveau vous intéresser aux milieux marin. Pourquoi la mer vous attire-t-elle autant ?

Son aspect mouvant, instable, me fascine. La surface de l’eau, c’est une sorte de frontière vers une face cachée, comme la délimitation entre le conscient et l’inconscient. On subit aussi beaucoup sur l’eau, la nature dicte ses lois. J’ai toujours eu, dans ma démarche, l’idée de me confronter à la puissance des éléments. Peut-être par recherche d’une autorité que je n’ai pas eue. J’aime comme la nature pose ses limites, ses conditions, et nous remet à notre place d’être humain sur Terre et dans l’univers.

On s’est rendu compte au fur et à mesure que le projet était titanesque

Comment cette aventure a-t-elle débuté pour vous ?

Il y a un an, un magazine de voile m’a invité à embarquer une journée sur un Imoca (un voilier monocoque soumis à de strictes règles de conception, ndlr.) pour enregistrer du son pour un article. Avec Thomas Ruyant, cela nous a donné l’envie d’aller plus loin, et de partir enregistrer le son d’une course transatlantique préparatoire au Vendée Globe entre Les Sables d’Olonne et New York. Le premier confinement ne nous l’a pas permis. Mais la contrainte de ne pas pouvoir naviguer m’a amené à imaginer équiper un bateau de 16 micros et 13 caméras pour le départ du Vendée Globe, et d’enregistrer tout au long de la course.

Vous avez choisi de poser votre équipement sur le bateau LinkedOut. Pourquoi cette collaboration est-elle importante pour vous ?

C’est clair que je n’aurais pas pu le faire sur le bateau Charal. Mais c’est d’abord la rencontre d’un navigateur et d’un musicien, puis le fruit du hasard. Il se trouve que les valeurs défendues par le projet de Thomas dans cette course coïncident avec les miennes, donc c’est tant mieux. Parfois, les choses s’alignent assez naturellement. Si cela peut servir le message et le travail de LinkedOut de lutte pour l’insertion professionnelle, j’en serais ravi.

Pour la première fois, on propose un regard très cru sur la réalité du marin défiant les éléments

À quels types de contraintes avez-vous fait face ?

Nous souhaitions installer des caméras et des micros de qualité cinéma. Les contraintes ont d’abord été le poids : le dispositif ne devait pas excéder 40 kg, avec une consommation électrique légère. Aussi, le projet de Thomas n’est pas un projet d’aventure, mais un vrai projet sportif. Il fait partie des principaux prétendants à la victoire du Vendée Globe. L’installation ne devait donc pas perturber sa soif de victoire. Et c’est une course en solitaire, avec l’interdiction de pénétrer le bateau par des communications satellite qui déclencheraient les enregistrements par exemple.

On s’est rendu compte au fur et à mesure que le projet était titanesque. Je n’ai jamais eu un travail de recherche et développement technique avec des ingénieurs aussi intense que sur ce projet. Ces bateaux sont de vraies machines de guerre, ils affrontent des situations dantesques. On se fait brutaliser lorsqu’on navigue à bord, ce n’est pas du tout une partie de plaisir. C’est d’ailleurs la grande question de ce Vendée Globe : sur ces nouveaux bateaux, le corps humain est-il capable d’encaisser pendant 70 jours des conditions aussi dures ? Ces navigateurs qui lorgnent la victoire, ce ne sont plus des aventuriers, mais des sportifs de haut-niveau.

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Quel dispositif sera finalement installé ?

Nous avons différents types de micros et caméras légers et peu consommateurs en énergie. Face aux éléments, au sel et à la longueur de la course, il a fallu trouver du matériel qui résiste, le tester, l’installer. Il a fallu connaître les sons produits par le bateau, savoir où et comment fixer les micros, pour qu’ils tiennent en cas de tempête, régler les caméras en amont. Nous avons conçu un système complètement autonome où Thomas n’a rien à faire, si ce n’est d’appuyer chaque jour sur un bouton “REC”. Celui-ci déclenche le dispositif pendant une période donnée, où Thomas sait qu’il est enregistré.

Ensuite, le dispositif s’enclenche de façon aléatoire pour obtenir des images et du son du réel, des moments de vie du quotidien, ou d’hallucination dans les mers du Sud. D’habitude, le marin se filme ou filme ce qu’il voit. Là pour la première fois, on propose un regard très cru sur la réalité du marin défiant les éléments, avec le son comme colonne vertébrale. On n’a jamais enregistré du son de cette qualité sur ce type de bateaux. Pour moi, c’est comme une sonde spatiale équipée de capteurs, qui va ramener une matière qu’on n’a jamais vue et entendue, de manière chirurgicale.

Où les caméras et micros seront-ils fixés sur le bateau ?

Il y a une caméra accrochée à la proue du bateau, face à la mer. Elle pénètre l’eau quotidiennement, survole l’océan, capte la vitesse et la rencontre des éléments : le sel, l’océan, la main de Thomas. On va le voir manger, dormir, communiquer… C’est un film sans voix. Les seules paroles seront celles des communications de Thomas avec la terre. Il y a ensuite toute la magie de l’aléatoire, ni lui ni moi ne savons exactement ce qu’on va capter. Le film va se faire au retour, et on espère que le parcours de Thomas sera le plus exceptionnel possible.

L’intelligence humaine et la nature peuvent cohabiter autrement, respectueusement

Vous évoquez un film. Qu’imaginez-vous réaliser avec cette matière inédite ?

L’envie première, c’est de passer derrière la caméra et réaliser mon premier film. Ce sera une coréalisation avec Vincent Bonnemazou, avec qui je pars sur la plupart de mes projets. La bande originale sera composée par mes soins à partir des enregistrements du réel, sans ajouter de note. C’est une sorte de dogme que j’ai érigé pour tous mes projets. Pendant la course, je serai aussi chaque matin dans la matinale de France Info pour faire le point sur la course du bateau LinkedOut et diffuser une petite bulle sonore du bateau, que m’enverra Thomas. Apporter du son comme ça, en plein fil d’actualité tous les jours pendant 70 jours, c’est quelque chose d’assez fort, qui va marquer les gens. Et ça rejoint mon aspiration à mettre le son au premier plan.

Ce sera aussi un rappel du son de la planète et de ses éléments, que l’on oublie parfois avec nos vies confortables.

Tout à fait, et la voile symbolise bien cela. Leurs bateaux avancent le plus vite possible, grâce à l’alliance entre la technologie et l’énergie des éléments. Le progrès, ce n’est pas seulement des hydrocarbures et de la pollution, l’intelligence humaine et la nature peuvent cohabiter autrement, respectueusement. C’est aussi l’un des messages que je veux faire passer à travers ce projet.

Vous aviez sorti une très belle compilation en avril sur votre label Mille Feuilles, Music for Containment, la musique pour le confinement, avec une trentaine de grands artistes français, dont les recettes étaient reversées à la Fondation de France. Qu’est-ce que ce nouveau confinement vous inspire ?

Le premier confinement était une période exceptionnelle. Nous étions beaucoup sollicités pour divertir en streaming, et je voulais proposer un contre-pied à cela en proposant une musique ambient qui donne à réfléchir, à questionner la marche de nos sociétés, sur l’écologie, notre consommation… Malgré cette nouvelle vague et la crise économique qui vient, j’espère que cette période entraînera un vrai changement.

*Issue de l’association Entourage, l’application de dons aux personnes sans abri LinkedOut se présente comme le « réseau pour ceux qui n’en ont pas ». La plateforme diffuse les CVs de personnes en grande précarité ou sans abri en direction d’entreprises recruteuses. Pour le Vendée Globe, LinkedOut a reçu le soutien de la société de cybersécurité Advens, qui a offert à la société le nom du voilier.

Pour suivre l’aventure du voilier LinkedOut de Thomas Ruyant et Molécule c’est ici.