Sur scène d’abord, en studio ensuite, Lémofil aime raconter des histoires, se dévoiler et mettre en musique ce qui le trouble. Sur fond de piano, il fait tomber le mur imaginaire entre rap et poésie, entre slam et théâtre, rencontrant progressivement un public touché par son écriture viscérale. Rencontre avec celui qui fait de la musique pour « changer un peu le monde, ou au moins le rendre plus tendre ».
« Quand il est en concert, il se passe un truc dans le public, les gens pleurent. » Cette première description de Lémofil entendue au détour d’une conversation donne le ton sur la place de l’émotion dans le projet de l’artiste. Sur scène, son grand corps vêtu de noir, micro à la main et veines saillantes incarne ses textes comme au théâtre. Sa voix grave slame des mots simples, chargés d’émotion brute, accompagnés des instrus de son pote Martin Vigne et du violoncelle de Marion Gourvest. On se laisse toucher par sa peur d’avoir un enfant dans un futur incertain déposée dans le morceau Pétrole, par son ode à la tendresse pour les ex ou par sa nostalgie sans illusions lorsqu’il évoque Ceux qui restent dans son village d’enfance.
J’ai une écriture qui est assez viscérale
Ces derniers mois, on l’a vu aux côtés de Gaël Faye, sur les planches du Zénith, dans la prog du Lollapalooza – le même jour que Kendrick Lamar, aime-t-il préciser – ou au cœur de la Magma, une grande déambulation artistique pour le climat organisée à Paris. Son premier EP Creatura sorti en 2021 fait son chemin sur les plateformes de streaming et les salles s’agrandissent, donnant de la voix à cette poésie chantée, écrite pour viser juste, pour ébranler.
Car il le dit lui-même : « Je ne fais pas de la musique pour faire danser les gens comme Jul, être bon techniquement comme Nekfeu, être véner comme Kaaris ou avoir les punchlines de Booba. Je ne saurais pas faire ». Quand on écoute Lémofil, c’est bien pour l’émotion, pour observer cette façon d’écrire et de slamer avec les tripes, un brin intello et toujours sincère.
Comment expliques-tu cette intensité, cette charge émotionnelle qu’on retrouve dans tes textes ?
Lémofil : Je pense que j’ai une écriture qui est assez viscérale. J’écris très peu, je peux passer plusieurs mois sans rien écrire. Mais il y a forcément des émotions qui me rattrapent à un moment et que je n’arrive pas à comprendre. À ce moment, l’écriture s’impose presque d’elle-même. J’en ai besoin pour comprendre ce que je vis, pour que ça ressorte. Il y en a qui dessinent, d’autres qui dansent, d’autres qui font de la boxe, c’est ma manière d’extérioriser mais il y en a d’autres.
Tu n’écris jamais juste pour le plaisir ? Juste par envie de faire de jolies phrases ?
Lémofil : Je peux le faire, mais je ne suis pas sûr que ça intéresse les gens. J’ai un souci de sincérité et je trouve que la position d’artiste est très particulière. Parce que quand tu réfléchis, la scène c’est un délire : des milliers de personnes qui se taisent, et une personne qui chante. Tu ne peux pas être motivé que par des questions d’égo, tu dois vraiment avoir quelque chose à dire.
Le passage par le corps permet de servir l’émotion qu’il y a dans les textes
Après, je connais des musicien·nes qui font des choses très belles par plaisir, ou qui ambiancent très bien. Moi je n’ai pas ce talent. Au début, je faisais des freestyles avec mes potes en soirée, mais franchement j’étais pas très bon. J’ai compris que ce que j’ai à donner, mon point fort, c’est l’émotion.
Cette émotion se traduit bien sur scène avec cette intimité que tu construis avec le public, ce qui crée souvent des moments très forts. Qu’est-ce qui t’attire autant dans le live ?
Lémofil : Je fais vraiment de la musique pour les concerts. Je pourrais écrire uniquement pour me faire du bien, mais l’intérêt d’en faire de la musique, c’est de le partager avec des gens. Et la scène est le meilleur endroit pour le faire. Je suis très influencé par des artistes comme Jacques Brel, Barbara, Charles Aznavour… Ces interprètes de la chanson française qui ont une grande émotion, une gestuelle presque théâtrale. Ce truc très incarné, ce passage par le corps permet de servir l’émotion qu’il y a dans les textes.
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On a de la chance qu’il y ait quelque chose de très magique qui se produise en live, systématiquement il y a des gens qui pleurent. On peut juger la capacité de la performance au nombre de mouchoirs vendus dans les horizons. C’est une chance inouïe que ça parle aux gens, que ça fasse ressortir des émotions. Moi je pleure en écrivant mes textes, donc c’est rassurant de voir qu’on n’a pas perdu trop d’émotions en chemin, dans la mise en musique et les répétitions.
Et souvent, les discussions d’après concert sont super intéressantes. Les gens ont vu ma vulnérabilité et se sentent en confiance pour exposer la leur. J’écoute des récits très personnels qui résonnent avec mes textes. Ça montre que ça a du sens pour les gens.

Tu laisses une grande place à ton corps dans ta musique. Sur scène, tu incarnes chaque morceau et on sent que ton corps transmet les émotions au public. Mais il est aussi très présent dans tes textes, avec beaucoup de descriptions, de sensations physiques… C’est quelque chose de volontaire ?
Je ne veux pas délivrer mes textes avec une forme de pudeur
Lémofil : Dans l’écriture, le corps est un moyen très utile pour rester très concret. Je n’ai pas envie d’utiliser des jolies images, des mots sophistiqués et de rester dans le superficiel. Je veux que les gens puissent sentir les images que je crée. Et pour ça, passer par le corps est très efficace. Par exemple, dire « je suis malheureux, je vis une rupture », ça ne suffit pas. Mais en réalité quand tu es en rupture, ça te tord les boyaux, tu as de la morve partout, tu as mal à la gorge à force de pleurer. C’est à ces choses très concrètes que j’ai envie de revenir.
Et sur scène, j’essaye d’accompagner ces images avec mon corps. Il faut encore que je trouve l’équilibre pour que ce ne soit pas simplement du mime. Ce n’était pas une intention consciente au début, mais le fait que l’on voit mes veines dans la gorge, sur les bras, le fait que je transpire, que je postillonne, que je tremble beaucoup, ça rajoute de la sincérité, on voit que je vis le truc. Je ne veux pas délivrer mes textes avec une forme de pudeur, je veux rendre honneur à ce que j’ai écrit et aux émotions que j’ai vécues.
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Cette manière d’écrire de faire de la musique demande un travail d’introspection, une attention particulière à ce que tu vis. Est-ce que c’est quelque chose que tu as toujours eu ?
Lémofil : Ça n’a jamais été tabou dans ma famille d’exprimer ses émotions. J’ai découvert tard que les garçons ne devaient pas pleurer, au collège, quand on rentre dans les âges difficiles. Et aujourd’hui, je me rends compte que c’est en montrant ma vulnérabilité que je suis le plus protégé. Personne ne s’est jamais moqué de ma musique. C’est fou parce qu’on pourrait se dire que puisque je me montre très vulnérable dans mes textes et sur scène, les gens pourraient en profiter. Mais les gens voient que c’est sincère et même si ça ne leur parle pas, ça force une forme de respect.
Comment s’est passée l’écriture du morceau « Pétrole », dans lequel tu évoques la crise écologique à travers la peur d’avoir des enfants ?
Cette étiquette d’artiste engagé ne veut rien dire. Dès que tu crées, tu parles de la société dans laquelle tu vis
Lémofil : C’est parti d’un appel de mon pote Martin Laugery qui me proposait de faire un clip dans la baie du Mont-Saint-Michel. Ça m’a poussé à écrire autrement. D’habitude je pars d’un sujet et je crée des images concrètes pour en parler. Cette fois-ci, je suis parti de l’image des sables mouvants qui m’a évoqué l’effondrement et la peur du futur, puis j’ai choisi d’aborder le sujet à travers l’envie de ne pas avoir d’enfants. C’est une manière de raccrocher avec ce que je sais faire : parler de choses très personnelles. Parler d’un enjeu très large en revenant à l’intime permet de mieux toucher les gens.
Je suis assez persuadé qu’il y a une différence entre le rôle des scientifiques et des politiques qui est de convaincre la population, de manière rationnelle, et celui des artistes qui peuvent persuader en passant par les émotions. Parce que quand tu dis « j’ai peur pour mes enfants » à ton pote, s’il comprend que c’est une peur sincère, viscérale, ça peut le toucher, même s’il s’en fiche de l’écologie.
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Avec ce type de morceaux, tu n’as pas peur de te voir réduit à l’étiquette d’« artiste engagé » ?
Lémofil : Je pense qu’il y a plusieurs manières pour un artiste de s’engager. Il y a d’abord les personnes qui ne font que de l’art engagé, qu’on appelle parfois les artivistes. Ils/elles servent à animer la sphère militante. C’est hyper utile parce que c’est très dur de militer, leur art donner de la force, met du baume au cœur, permet de tenir sur la longueur. C’est essentiel.
De mon côté, je ne m’interdis pas de parler de faits de société, mais ce n’est pas au cœur de mes textes. Parfois, c’est du militantisme doux, du type « les garçons vous avez le droit de pleurer », mais je ne me vois pas porter directement des combats politiques.
Cette étiquette d’artiste engagé ne veut rien dire. Il n’y a pas de choix à faire. Dès que tu crées quelque chose, tu parles de la société dans laquelle tu vis, donc forcément tu prends position, que tu le veuilles ou non. Tu portes toujours un point de vue sur les choses.
Je pense que mon rôle, c’est de continuer à être cohérent entre ce que je dis et ce que je fais dans l’industrie, faire ma petite place, et toucher des personnes non militantes. Il y a plein d’artistes comme Fakear, Pomme, ou même Angèle avec Balance ton Quoi, qui ont eu énormément d’impact dans la société entière. Vu que j’ai ce pouvoir de faire pleurer les gens, je pense que je peux aller chercher les gens dans leurs émotions et les ramener en douceur sur des questions militantes et politiques.