À quoi ressemblera le monde de la musique en 2050 ? Face aux difficultés économiques et à la crise écologique, le Centre national de la musique et le cabinet Ramboll ont imaginé quatre scénarios d’évolution de la filière musicale à l’horizon 2050. Quatre manières pour les labels, les artistes et les diffuseurs de s’orienter vers la neutralité carbone. Car s’il y a bien une chose de sûre, c’est qu’il y aura du mouvement.
Pour respecter les objectifs climatiques fixés par les Accords de Paris de 2015, tous les secteurs de la société doivent tendre vers la neutralité carbone. Et la musique n’y fait pas exception. Dans la lignée des travaux prospectifs de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), le CNM Lab – think-tank du Centre national de la musique – a demandé au cabinet Ramboll de tracer les contours des futurs du monde de la musique.
Résultat : quatre scénarios prospectifs pour orienter la transition (SPOT), détaillant des transformations possibles d’ici à 2050. Loin d’être des mirages, ces projections s’appuient sur une compréhension détaillée de la filière musique, de ses acteur·ices, de ses contraintes et de ses modèles économiques, garantie par l’implication d’un groupe de travail représentatif des différents métiers de l’écosystème : salles, festivals, acteur·ices du numérique, artistes, majors, TV, radio…
Futurs incertains
« Ces scénarios dessinent des horizons possibles qui ne sont pas si lointains. Leur but est bien de permettre l’anticipation et la prise de conscience, par les personnes œuvrant dans la filière, des transformations qui pourront affecter l’écosystème dans les années à venir » expliquent les auteur·ices du rapport.
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Car partout dans la filière, l’adaptation au dérèglement climatique est désormais incontournable. Du côté du spectacle vivant, les aléas climatiques, couplés aux tensions sur l’approvisionnement en eau et en électricité, menacent chaque année la tenue des événements, tout en entraînant une hausse des coûts de production et d’assurances. Selon le géant des tournées Live Nation, certain·es artistes ont ainsi vu un tiers de leurs dates européennes annulé à l’été 2023.
Pour la musique enregistrée, la raréfaction des métaux rares et des énergies fossiles questionne la multiplication des technologies d’écoute (smartphone, casques…). Ainsi, 20 % des terres rares magnétiques sont utilisées pour fabriquer des haut-parleurs. Les aléas climatiques affectent également les infrastructures matérielles sur lesquelles repose le streaming, comme les centres de données, gourmands en énergie et en eau, ou les réseaux de télécommunications.
Autant de risques auxquels il faut ajouter ceux liés au contexte politique, sanitaire et sécuritaire plus large. En identifiant toutes ces vulnérabilités, et en rappelant l’impératif de s’aligner sur les objectifs de neutralité carbone, les auteur·ices de l’étude mettent en avant la nécessité pour le monde de la musique de regarder en face et de prendre la main sur son futur à court et moyen terme. Les scénarios prospectifs sont donc pensés comme « un socle qui permet d’ouvrir le débat sur l’orientation que nous souhaitons donner collectivement à cette transition ».
Scénario 1 : À bicyclette (Yves Montand)
Ce premier scénario s’inscrit dans un futur où l’État mène une ambitieuse politique de planification écologique et de sobriété, soutenu par une majorité de citoyen·nes. Il aligne la filière musique avec les objectifs de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) en 2050, au prix d’une réduction des opportunités professionnelles dans une économie musicale en décroissance.
« Malgré les efforts de la puissance publique, la décroissance des ressources matérielles et financières a néanmoins conduit à une forme d’effondrement de l’économie de la musique réduite en partie à la pratique amateur. Devenir et rester professionnel·le est devenu un luxe.
Des normes environnementales strictes touchent tous les aspects de la création et de la production musicale. Ces nouvelles régulations ont vu l’émergence d’une scène musicale où l’équité devient la norme. Les festivals et concerts se sont transformés en des rassemblements écoconçus, avec des infrastructures légères et démontables. Les jauges sont désormais restreintes et dans un monde où les déplacements sont moindres, le tirage au sort est parfois employé pour la billetterie.
Les artistes s’installent en résidences prolongées dans les petits villages, les quartiers des villes moyennes ou bien dans les SMAC devenues de vrais lieux multi-usages grâce à une révision de leur cahier des charges, créant des liens de proximité avec les publics, ce qui a profondément modifié la cadence de la consommation culturelle et considérablement enrichi l’expérience culturelle.
La digitalisation de la musique a été repensée pour répondre aux nécessités de sobriété énergétique. L’accès à la musique enregistrée pour les publics reste équitable à travers des politiques de tarification adaptées aux revenus, notamment à travers la création d’une plateforme de streaming publique. Les publics se rassemblent pour écouter de la musique, que ce soit dans des tiers-lieux ou chez des particuliers. »
Scénario 2 : Come Together (The Beatles)
Dans ce scénario, la coopération est le mot-clé qui régit la vie politique du pays. De nouvelles institutions sont apparues, particulièrement à l’échelle locale, afin d’impliquer les citoyen·nes dans la gestion des ressources et les stratégies d’adaptation. Ce scénario permet d’éviter une forte contraction de l’économie musicale, mais reste toutefois insuffisant pour suivre la trajectoire de la SNBC : l’équivalent de 25 % des émissions actuelles resterait à compenser par d’autres filières.
« Les régions françaises ont développé des réseaux interrégionaux réservés à la programmation, à la production et à la promotion des arts vivants. Ces réseaux permettent de partager les ressources, de coproduire des spectacles et de créer des circuits de tournées nationaux. Le nombre de productrices et producteurs de musique enregistrée s’est resserré autour des producteurs historiques (majors et gros labels indépendants).
Des dispositifs visant à garantir une rétribution plus juste des artistes et à soutenir les musicien·nes émergents ainsi que les styles musicaux moins dominants ont également été mis en œuvre. Si le spectacle vivant reste privilégié, la consommation numérique de la musique demeure, avec des pratiques de streaming plus responsables : limitation des playlists, une optimisation et une localisation régionalisée des serveurs des plateformes…
Les matières premières pour les instruments et les équipements scéniques se font plus rares, incitant à une émergence de nouveaux métiers axés sur la mutualisation et la valorisation des matériaux, où réemploi et recyclage deviennent les maîtres mots.
Les interactions dynamiques entre le secteur culturel et d’autres secteurs d’activité se multiplient : les organisateurs d’événements collaborent étroitement avec les sociétés de transport pour faciliter l’accès aux spectacles. Les festivals et salles de concert s’allient avec des fournisseurs d’énergie verts pour maximiser l’utilisation d’énergies renouvelables. »
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Scénario 3 : Computer Love (Kraftwerk)
Cette projection s’appuie sur une confiance des pouvoirs publics dans le projet technologique pour faire face à l’urgence écologique. Dans ce scénario, l’équivalent de 45 % des émissions actuelles serait à compenser par d’autres filières.
« Les politiques culturelles jouent un rôle clé en engageant des investissements massifs pour soutenir les structures qui favorisent les technologies vertes et les projets qui incluent un volet de réduction de leur empreinte carbone. Capables d’embrasser ces réalités, les acteurs majeurs se sont renforcés (majors, plateformes…). À l’inverse, pour bon nombre de professionnel·les du secteur, l’obtention et le maintien du statut d’intermittent du spectacle sont devenus un grand défi.
Le streaming musical reste le mode de consommation privilégié de la musique au quotidien. Les acteurs de la filière ont dû s’adapter en réduisant leur empreinte carbone et leurs consommations de ressources en eau et en énergie via l’optimisation des centres de données et en proposant des formats audiophiles plus sobres. Les salles de concert, arénas et zéniths se trouvent désormais en plein cœur des villes, bénéficiant d’économie symbiotique et de domotique avancée, régulant le comportement des bâtiments (consommation d’eau et d’énergie, réactions aux extrêmes climatiques).
L’écart se creuse entre les publics qui peuvent jouir de grandes productions live, favorisant les styles musicaux les plus écoutés ou les plus rentables, et acheter des phonogrammes et des objets culturels. Le reste du public se tourne vers le streaming ou le téléchargement illégal et vers une contre-culture bouillonnante, offrant des alternatives plus sobres et low-tech et défiant l’élitisme croissant de la fréquentation culturelle. On assiste à un essor d’événements parfois non déclarés dans des lieux éphémères et multi-usages en marge des métropoles, s’appuyant sur une économie alternative »
Scénario 4 : « Harder Better Faster Stronger » (Daft Punk)
Ce scénario esquisse un futur dans lequel les appels à la sobriété n’ont pas été entendus. Les politiques climatiques sont organisées autour de l’atténuation et de la gestion de crise. Dans ce cas, l’équivalent de 60 % des émissions actuelles serait à compenser par d’autres filières.
« L’écosystème musical français est mis à mal par la convergence de crises sanitaires et sécuritaires et le tournant radical vers la digitalisation. Face aux crises multiples, l’intervention étatique jadis vectrice de l’exception culturelle s’est estompée. On a alors assisté à une restructuration des cadres de financement de la culture en faveur d’une approche plus commerciale et centrée sur le privé.
Sur le modèle des agences de K-Pop, le nombre de structures couvrant à la fois le management, la production de spectacles, l’édition et la production phonographique, a explosé, éclipsant les petites productions et les artistes indépendants, qui peinent à émerger. Cette mutation du secteur a également repensé les métiers et mis fin au statut d’intermittent du spectacle.
Pour limiter au maximum les risques financiers, les grosses productions à jauge importante sont désormais organisées dans des régions plus épargnées par les variations climatiques, impliquant des distances de déplacement de plus en plus longues pour les artistes et le public. Le droit d’entrée de ces événements a significativement augmenté pour couvrir les risques assurantiels et les coûts liés aux obligations de compensation carbone.
Face à la rudesse économique, certains professionnels du spectacle vivant et leurs consœurs forment de larges collectifs pour partager les coûts et les ressources. Des économies d’échelle se forment en mutualisant les équipements techniques, en coproduisant des spectacles ou en partageant les espaces de représentation pour chercher à toucher des audiences plutôt locales et en circuit court. »
Au travail !
À partir de ce travail prospectif, les auteur·ices de l’étude pointent quatre chantiers principaux pour la filière musique, à court et moyen terme. D’abord la question des modèles économiques, à réinventer pour faire face à la hausse des coûts liés à la crise écologique, mais aussi pour associer des modèles pérennes aux nouvelles manières de produire et de consommer la musique compatible avec les limites planétaires.
Ces modèles devront également rester attentifs à préserver la diversité artistique. Et puisque l’enjeu de la mobilité des artistes et des publics est indissociable de la décarbonation de la musique, l’étude interroge « l’hypercentralisme parisien actuel » et la répartition territoriale des lieux de création et de diffusion.
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Le troisième chantier identifié est celui de la gouvernance : dans une filière hétérogène où se côtoient des pratiques industrielles et d’autres plus artisanales, comment répartir les efforts de transition ? À quoi renoncer ? Qui doit le décider ? L’occasion d’ouvrir le débat sur les mécanismes de décision collective existant ou à inventer à l’échelle de la filière, sur la mutualisation, l’implication des citoyen·nes, ou encore la place de la régulation publique dans la transition.
Enfin, les auteur·ices insistent sur la place des imaginaires dans ces transformations, permettant de mobiliser largement tout en déconstruisant des représentations collectives qui font obstacle à la transformation écologique. On peut par exemple citer l’association entre succès artistique et tournées internationales, ou celle entre réussite d’un événement et croissance de la jauge. Concrètement, la transformation des imaginaires passe par la formation des professionnel·les, ainsi que par la visibilité et le soutien aux structures qui expérimentent de nouvelles formes de gouvernance, de création et de diffusion musicales.