Réputé pour ses documentaires puissants qui mettent en récit les luttes sociales, Gilles Perret revient au cinéma le 31 janvier avec un film plus personnel. Il nous emmène à la rencontre de ses voisins de toujours, les Bertrand, déjà sujets de son tout premier documentaire un quart de siècle plus tôt. La Ferme des Bertrand navigue entre les époques et les générations pour donner à voir le quotidien et les parcours de vie touchants de cette famille d’éleveurs laitiers. Bouleversant et nécessaire.
En 1997, Gilles Perret, alors jeune journaliste passionné de montagne, emprunte une caméra pour filmer ses voisins, les Bertrand. Trois frères, Joseph, Jean et André, tous les trois célibataires, qui tiennent une exploitation laitière d’une centaine de vaches dans le petit hameau de Quincy, en Haute-Savoie. Caméra à l’épaule, il filme avec simplicité le quotidien de la ferme et la vie de ses trois personnages, donnant naissance à son premier film documentaire : Trois frères pour une vie.
26 ans plus tard, une grande carrière de documentariste – La Sociale (2016), Je veux du soleil (2019), Debout les femmes (2021) – et une première fiction, Reprise en main (2022), derrière lui, Gilles Perret est retourné filmer la famille Bertrand à côté de laquelle il habite encore. Il documente ainsi l’arrivée de robots de traite et une nouvelle transmission de la ferme, deux générations après celle des « trois tontons ».
Ça a toujours été une évidence pour moi que j’allais revenir sur ce premier film
50 ans dans la vie d’une ferme
Avec La Ferme des Bertrand, co-écrit avec Marion Richoux, Gilles Perret livre un film très personnel. Les images du présent dialoguent avec celles de son premier documentaire et quelques images d’archives de 1972, souvenirs d’un passage du grand journaliste Marcel Trillat chez les Bertrand.
Le tonton André, le fils Marc et sa mère Hélène, le gendre Alex… À travers les générations, on découvre une mosaïque de personnages touchants, révélant en creux le portrait intime d’une famille, d’une ferme et du monde rural qui l’entoure.
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Le va-et-vient entre les époques donne à voir les effets du temps sur les visages, sur les corps. Sur les machines et les méthodes de travail aussi. Mais on est surtout touché par ce qui ne change pas, les saisons, les gestes, l’amour du travail, les lieux, l’esprit de famille. Car au-delà de la Haute-Savoie ou du monde paysan, le film aborde des sujets qui résonnent plus largement – « la transmission, ce qu’on laisse derrière nous, le sens du travail, les générations qui passent, la nature ». Rencontre avec Gilles Perret.
Qu’est-ce qui t’a poussé à retourner filmer les Bertrand, 26 ans après le premier film ?
Gilles Perret : Ça a toujours été une évidence pour moi que j’allais revenir sur ce premier film, Trois Frères pour une vie. J’ai grandi dans le bistrot de ma grand-mère, là où j’habite aujourd’hui. J’ai toujours connu les Bertrand. À l’époque, ça me semblait important de filmer ces trois frères investis d’une mission, avec un rapport à la nature, au paysage et au travail qui est chevillé au corps.
Et puis c’est avec ce premier documentaire que j’ai découvert cette manière de filmer, caméra à l’épaule, proche des gens. J’expérimentais ça en opposition à mon travail à la télévision. Je ne voulais pas de commentaires surplombants, je voulais que les spectateur·ices se sentent à ma place. C’est cette façon de faire qui a guidé tous mes films après.
Alors l’année dernière, avec Hélène qui prend sa retraite et les robots de traite qui arrivent, je me suis dit que c’était le moment de retourner chez les Bertrand avec ma caméra. Il y avait quelque chose à raconter.
Sauf que cette fois-ci, c’était moi l’ancien. À l’époque j’étais le gamin pour les trois tontons. J’ai grandi avec eux donc quand il fallait attaquer les questions sur la vie intime, leurs regrets de ne pas avoir d’enfants, je devais me botter les fesses. Ça été plus facile cette fois-ci, la nouvelle génération je les ai vu naître et puis comme ils avaient vu le premier film, ils savaient à quoi s’attendre.
Qu’est-ce qui t’attire dans cette démarche de filmer chez toi, des personnes et des paysages que tu connais depuis toujours ?
Tout commence avec des histoires de voisins
Ce film, La Ferme des Bertrand, on l’a d’abord fait parce que ça pouvait intéresser le village, on savait qu’on allait pouvoir le montrer dans le coin. On a fait la première projection du film dans l’étable des Bertrand et c’était la plus belle projection de toute ma carrière. Un souvenir incroyable. Il y avait 200 personnes, le village, les ami·es, l’odeur, ça a suscité une émotion formidable. Pendant les tests, les vaches de l’étable répondaient même quand on entend Marc les appeler dans le film.
C’est incroyable l’impact que peut avoir un film. Le lendemain, on mangeait tous·tes ensemble et les langues se déliaient sur des sujets un peu intimes qu’on n’aborde pas d’habitude. Le fait de voir les Bertrand se livrer devant la caméra, ça a fait naître plein de témoignages.
Ce que je dis souvent, c’est qu’en filmant mes voisins, je raconte l’histoire du monde. J’ai fait un film sur un voisin résistant, communiste et déporté (Walter, retour en résistance, 2009). Avec lui, je racontais la Seconde Guerre mondiale, la résistance, l’esprit politique de l’époque. C’est aussi à partir de lui que je me suis intéressé au programme du Conseil national de la Résistance ou à la naissance de la Sécurité sociale, ce qui a donné naissance à mes films Les jours heureux et La Sociale. Tout commence avec des histoires de voisins.
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Dans La Ferme des Bertrand, on retrouve moins frontalement la question sociale et les luttes politiques qui sont le fil rouge de ta carrière. C’est un film plus intime dans lequel tu parles aussi indirectement de toi. Quelle place il occupe dans ta filmographie ?
Dans tous mes films, je montre plutôt les gens que j’aime bien. Quand je filme François (Ruffin), Mélenchon ou les Gilets Jaunes, je n’essaye pas de prendre une distance critique. Ça c’est le travail des journalistes. Moi je filme les choses avec sincérité, de la manière dont je les vis. Ça me permet aussi de laisser de la place à l‘émotion, je suis très souvent ému quand je tourne.
Après évidemment, ce film a une place particulière. C’est le plus personnel. On me connaît un peu mieux quand on regarde ce film parce qu’à travers les Bertrand, je montre aussi ma vie, d’où je viens. Et même si on ne me voit jamais, on entend beaucoup ma voix, j’aime bien qu’on sente ma présence, qu’on sache qu’il y a quelqu’un derrière ce film.
Mais je pense qu’à partir du moment où tu racontes la vie des gens, leurs choix, l’évolution de la société, c’est profondément politique. Par contre, c’est fait avec beaucoup de nuances puisqu’on est dans l’humain, dans les choix individuels, dans les réalités quotidiennes.
Ce film, par exemple, est révélateur d’une génération, celle des trois frères, de ce qu’ils ont subi, il y a la guerre d’Algérie, l’exode rural, l’usure des corps, le non-choix. Et une volonté de se moderniser à tout prix, de tout faire pour se sortir de la misère. Du côté de la nouvelle génération, celle qui reprend le flambeau, je trouve qu’ils représentent des gens qui sont contents de leurs choix, fiers de leur travail et qui en vivent dignement. Ce qui pourrait être le souhait pour l’ensemble de la société.
Montrer une certaine réalité sociale, celle des employé·es et des ouvrier·es qui représentent la moitié de la population, c’est s’engager ?
Tu ne dissocies donc pas ton travail de cinéaste de ton engagement politique ?
Sur les plateaux télé, on me présente souvent comme un réalisateur militant, comme si c’était une autre catégorie que réalisateur tout court. Le problème c’est que c’est très réducteur pour mon travail. Et puis montrer une certaine réalité sociale, celle des employé·es et des ouvrier·es qui représentent la moitié de la population, c’est s’engager ?
Je me suis souvent heurté à une forme de mépris, soit sur mon travail, soit orienté vers les gens que je filme, les ouvrier·es, les précaires. Et je sens qu’avec ce film qui est moins directement politique, cumulé à mon film d’avant qui était une fiction (Reprise en main), le regard de la presse et du monde du cinéma évolue. Je commence seulement à être invité dans les jury de festival, après plus de 20 ans de carrière.
Le problème de fond, c’est que la question sociale est totalement absente du cinéma. Ça s’explique surtout par le profil sociologique des réalisateur·ices. Chacun·e parle des mondes qu’il/elle connaît, alors il y a une véritable invisibilisation des classes populaires à la télé comme au cinéma.
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Tu expliques aussi que ce film était aussi une volonté de montrer « des paysan·es qui vont bien ». Qu’est-ce que ça veut dire ?
Si on veut faire des films qui servent à quelque chose, il faut qu’on emmène les gens avec des histoires un peu positives
Je ne suis pas naïf, l’agriculture française en général ne va pas bien du tout, surtout sur la production de lait. Mais en montrant Hélène, Marc et Alex qui sont franchement passionné·es par leur travail, on montre des histoires collectives qui se passent bien. Cette situation est possible grâce à la zone Reblochon qui freine les lois du marché et parce que la génération d’avant s’est quasiment sacrifiée. Tout n’est pas rose, mais il est très important de le montrer.
Si on veut faire des films qui servent à quelque chose, il faut qu’on emmène les gens, qu’on ait des histoires un peu positives. En désarmant les gens, en leur faisant croire que tout est foutu, on n’ira nulle part. Les films peuvent être une intervention qui nourrit la discussion, qui remet un peu d’énergie dans le moteur, avec du rire, des larmes, de l’émotion et un peu d’optimisme. C’est ce que j’essaye de faire : montrer que quand on se bat tous·tes ensemble, on peut faire de belles choses.