Réduire l’empreinte carbone des tournées internationales, tout en soutenant la mobilité des artistes ? C’est le défi relevé par neuf professionnels du concert en Europe qui coopèrent pour organiser des tournées locales d’artistes internationaux. Rencontre autour de ce projet européen qui bouleverse les habitudes, et pourrait bien redéfinir les métiers du live.
En détournant le regard des méga-tournées, des stades et des arenas pour regarder du côté des petits festivals, des SMAC ou des scènes de jazz, une préoccupation s’installe : quel sera le futur des tournées internationales ? Organiser des concerts coûte de plus en plus cher, les subventions à la culture s’amenuisent, et alors qu’une partie des artistes prennent conscience de leur empreinte écologique, le poids des transports dans le bilan carbone semble faire tâche.
Mais les salles de petite jauge n’ont pas dit leur dernier mot. Pour défendre la mobilité des artistes – synonyme d’échanges artistiques – tout en réduisant l’empreinte carbone des tournées, la salle lyonnaise du Périscope s’est alliée avec huit autres lieux de concerts en Europe. Résultat : une expérimentation XXL baptisée Better Live qui replace la coopération au cœur du secteur du live.
Des tournées locales d’artistes internationaux
À l’origine du projet Better Live, il y a le constat que les tournées internationales n’ont pas de cohérence géographique. Le lundi à Berlin, le jeudi à Barcelone, et la semaine se finit au Danemark. Or les émissions liées aux déplacements d’artistes sont responsables de 14 % du bilan carbone d’une salle de concert.
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Pour y répondre, Better Live met en place neuf « groupes locaux de programmation » réunissant des lieux de diffusion qui organisent à l’échelle locale la venue des artistes. « Notre objectif c’est que lorsque les artistes se déplacent, ils/elles restent le plus longtemps possible sur le territoire », explique Mathilde Sallez, chargée de la coordination du projet. En Grèce, en Pologne, en France, en Finlande et dans chaque territoire mobilisé, les artistes venu·es d’ailleurs sont accueilli·es pendant plusieurs jours, voire semaines, pour des concerts, des activités et des rencontres avec le public. Ou comment incarner une décarbonation qui rime avec diversité artistique et culture de proximité.
Un autre live est possible
« Même si la musique circule sur internet, il reste une partie irremplaçable basée sur la rencontre »
La singularité de ce projet financé par le programme Europe Créative, c’est sa méthode basée sur la coopération entre salles, festivals, artistes, agents, tourneurs… Une méthode capable de rebattre les cartes d’un écosystème de la musique encore largement dominé par des logiques concurrentielles. À condition de parvenir à bâtir des modèles économiques viables et d’emporter le reste du secteur dans la danse.
On en discute avec Mathilde Sallez, coordinatrice du projet Better Live et Raphaël Dumont, programmateur au Périscope.
À un moment de bascule pour le monde de la musique live, le Périscope expérimente un projet pour à la fois réduire le bilan carbone des tournées et soutenir la mobilité des artistes. Comment s’organise-t-il ?
Mathilde Sallez : Le cœur du projet Better Live, c’est la création de neuf réseaux locaux de programmation capables d’accueillir des artistes vienant de loin. Chacun de ces réseaux est animé par une structure partenaire. Celle-ci mobilise des lieux de diffusion – festivals, salles de concert ou petits lieux non-dédiés comme un café de village – sur son territoire. L’enjeu étant les liaisons en train, on ne se limite pas aux frontières. Dans le réseau local qu’anime le Périscope (basé à Lyon, ndlr.), on retrouve ainsi des salles suisses ou du nord de l’Italie.
L’objectif est que les artistes restent le plus longtemps possible lorsqu’ils/elles se déplacent, en jouant plusieurs fois. C’est un point de départ pour redonner une cohérence géographique aux tournées et réduire l’empreinte carbone de chaque date : on réduir les émissions de CO2 des artistes, qui se déplacent moins en avion, et on réduit le transport des publics grâce à des concerts de proximité.
Pourquoi tenez-vous à soutenir la mobilité internationale des artistes ?
Raphaël Dumont : Lorsqu’on se plonge dans les enjeux écologiques, il est parfois tentant d’avoir un modèle en huis clos, avec des artistes qui tournent dans leurs régions. On reste convaincu que les influences artistiques doivent circuler, et que la curiosité du public doit être cultivée avec de la musique venue d’ailleurs. La musique circule sur internet, mais il reste une part irremplaçable basée sur la rencontre.
« Ça change de la routine classique : arriver dans une ville, se préparer, jouer, aller à l’hôtel puis repartir. »
Les mobilités internationales aident aussi les artistes à pérenniser leurs carrières. Surtout dans certaines esthétiques de niche où il est indispensable d’avoir un public à l’étranger. Beaucoup d’artistes français, méconnus ici, vivent grâce à leur public étranger.
Concrètement, comment s’organisent ces tournées locales ?
Raphaël Dumont : Il faut parfois convaincre les artistes de rester plus longtemps que d’habitude mais une fois que la tournée s’organise, tout le monde est ravi. Les artistes ont plus de temps pour découvrir la région, animer des ateliers, rencontrer le public, jouer dans des petits lieux non-dédiés et parfois même dormir chez l’habitant·e. Ça change de la routine classique : arriver dans une ville, se préparer, jouer, aller à l’hôtel puis repartir.
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Pour le public, c’est une chance d’avoir accès à une programmation très diversifiée près de chez soi. C’était par exemple génial de voir Lukas De Clerck, un flûtiste flamand qui fait de la musique très radicale, jouer dans des petits lieux ruraux, le dimanche après-midi à l’heure du goûter. Ça s’est super bien passé, l’artiste et les lieux d’accueil nous en ont beaucoup reparlé.
Comment Better Live impacte le quotidien d’une salle comme le Périscope, et particulièrement le travail de programmation ?
Raphaël Dumont : Chaque structure a ses propres méthodes. En temps normal, le travail de programmation est un mélange entre répondre à des propositions d’artistes en tournée, et aller chercher des artistes que l’on veut voir jouer chez nous. L’écosystème de la musique est aussi très fragmenté. Les structures de production organisent les tournées et les salles se contentent d’accueillir les artistes, chacun a sa place.
Le projet Better Live bouscule un peu ce fonctionnement. Soit ce sont des salles et festivals d’un territoire qui construisent une programmation commune et organisent les tournées ensemble, soit c’est une salle ou un festival qui programme un groupe et lui trouve d’autres dates dans la région. Dans les deux cas, on se retrouve avec des lieux de diffusion qui mettent les mains dans la tournée.
« Cette culture de la débrouille a toujours existé mais n’a jamais été valorisée »
Ces tâches demandent de multiplier les compétences et transforment le métier de programmateur…
Raphaël Dumont : Ce fonctionnement n’est pas quelque chose de radicalement nouveau. Il n’est pas rare que plusieurs lieux partagent les frais de transports d’un·e artiste international·e, ou qu’un lieu trouve d’autres dates à un groupe pour le faire venir. Mais si cette culture de la débrouille a toujours existé, elle n’a jamais été valorisée.
Mathilde Sallez : Cette manière de travailler interroge le besoin de nouveaux métiers. On peut imaginer des postes de coordinateur·ices territoriaux qui n’appartiennent pas à une salle, mais qui connaissent un territoire sur le bout des doigts : les lieux, les jauges, les esthétiques, les calendriers de programmation… Leur travail serait de faciliter la circulation des informations et d’animer des réseaux de coopération indispensables pour construire des tournées cohérentes.
Raphaël, tu as mentionné la difficulté de convaincre certains artistes. Qu’est-ce qui freine les groupes à participer aux tournées locales Better Live ?
Raphaël Dumont : Ces tournées entrent parfois en contradiction avec les stratégies de développement des artistes. Quand un groupe a prévu de multiplier les dates autour d’un disque fraîchement sorti, il est difficile de les convaincre de rester longtemps sur un territoire. Ils/elles restent soumis à leurs logiques de carrière et aux objectifs de leur entourage professionnel.
Il existe aussi parfois une peur des artistes de jouer dans des endroits moins professionnels, comme les cafés de village. Ils/elles craignent que l’accueil ou la technique soient moins qualitatifs. Mais jusqu’ici, ça se passe toujours bien. Il faut simplement prendre le temps de les mettre en confiance.
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Que manque-t-il pour que le modèle proposé par Better Live devienne la norme dans l’ensemble du secteur du live ?
Mathilde Sallez : Il faut d’abord que l’ensemble des structures saisissent l’importance des enjeux écologiques. C’est pour ça que Better Live s’accompagne de plusieurs sessions de formation pour les professionnel·les.
« Très peu de gens sont conscients qu’aller au zénith plutôt que dans des petites salles est un choix politique »
Raphaël Dumont : Un des principaux freins, c’est le temps. Dialoguer, coopérer, se comprendre co-construire des programmations… Tout cela prend du temps et de l’énergie, ressources très précieuses dans les petites équipes des structures culturelles.
Aujourd’hui, le projet européen permet de financer le temps de travail et de faire venir certains artistes. Mais je m’interroge sur ce qui va perdurer si ce financement disparaît. Les habitudes de travail resteront-elles ? Ces réseaux vont-ils continuer à vivre ? Les artistes viendront-ils participer à ce type de tournées ?
Mathilde Sallez : Nous ne pourrons pas enclencher la transformation uniquement entre petites structures. Les pouvoirs publics doivent s’en mêler. C’est pour cela que nous travaillons à une stratégie de plaidoyer, pour convaincre les décideur·ses que ce modèle de diffusion de la musique est désirable et réellement écologique. Il faudra des subventions aux bons endroits pour rendre ce type de modèles viable, et repenser plus largement l’économie du live.
Il y a aussi l’enjeu de sensibilisation du public. Aller au Zénith plutôt que dans de petites salles est un choix politique, cela ne soutient pas les mêmes modèles de diffusion. Si nous n’avons pas d’emprise pour travailler à l’échelle des Zénith et des Arena, nous sommes persuadé·es qu’au-delà de la réduction de l’empreinte carbone, nous avons besoin de culture pour faire vivre les territoires. Les tournées locales permettent à certains lieux de se pérenniser, de nouer des liens, créer des rencontres… Cela soulève une question plus large : quelle place veut-on faire à la musique dans notre société ?






