Après six ans à la barre du magazine Socialter, progressivement devenu une référence du paysage intellectuel écolo, Philippe Vion-Dury s’affaire désormais au lancement d’un nouveau média : Fracas. Il s’agit autant de l’aboutissement d’un cheminement personnel et militant que d’une volonté « d’élargir la pièce de l’écologie pour que toutes ses familles puissent y rentrer ». Rencontre avec un journaliste, témoin privilégié des doutes et mutations des mondes de l’écologie.
Pourquoi un nouveau média autour de l’écologie ? Et que souhaite-t-on dire quand on appelle ce dernier Fracas ? C’est avec une partie de ces questions en tête que nous attendions notre rendez-vous à la Gaîté Lyrique, nouveau repère d’une partie des mouvements féministes, décoloniaux et écologistes de la place de Paris.
Philippe Vion-Dury, que nous rencontrions donc ce jour-là, n’est pas exactement le premier venu dans la galaxie des médias écolos. Avec six années passées en tant que rédacteur en chef chez Socialter, une proximité avec les Soulèvements de la Terre, il est le symbole d’un journalisme qui met en scène la pluralité des pensées à partir des luttes écologiques.
Un média de combat
« Selon moi, l’écologie peut être le projet qui redonne un second souffle à la pensée révolutionnaire »
Fracas, lancé avec Marine Benz et Clément Quintard, se veut un média centré « sur l’écologie et ses combats », proposant un journalisme qui pense autant son modèle, en choisissant notamment de se constituer en coopérative, que les formats dans lesquels il se déploie, par exemple par la vidéo, dans le but de relayer « la pensée de l’écologie hors des livres » et de s’adresser aux nouvelles générations là où elles se trouvent.
Une heure sans filtre avec le cofondateur d’un média pour qui l’écologie ne peut être que radicale.
Du jeune journaliste culture à Rue89 au rédac’ chef de Socialter, comment es-tu arrivé progressivement à centrer ton travail sur l’écologie ?
Philippe Vion-Dury : En 2014, pendant ma période de chômage, j’ai eu l’impression d’être un journaliste qui manquait de culture politique, économique, de sciences sociales… Je relisais des articles écrits un an auparavant et j’avais parfois honte de les avoir écrits parce qu’ils manquaient de fond. Je me suis alors dit que si je voulais vraiment faire ce métier, il fallait être sérieux. J’ai commencé à lire beaucoup de penseur·euses classiques comme Marx et Karl Polanyi, tout en prolongeant mes lectures écolos : Gorz, Charbonneau, Illich, Ellule…
À cette époque-là, on sortait de la crise grecque qui a été un catalyseur politique énorme. Mes premières manifs ont été contre la Troïka et l’humiliation qu’ont subi les Grec·ques. Il y avait aussi la loi El Khomri et les premières Marches climat.
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Ce que j’ai aimé dans l’écologie, c’est cet espace de pensée un peu libre, surtout si on le compare à d’autres champs très structurés où tout a déjà été dit, comme l’économie. J’ai trouvé ça stimulant d’avoir un espace dans lequel on peut réfléchir sans se faire cartoucher au moindre faux pas idéologique.
Quel est le rôle des médias, et particulièrement des médias alternatifs, dans ce contexte ?
Philippe Vion-Dury : Nous sommes dans un moment politique important. Le capitalisme est en train de détruire non seulement ce qui reste de structures sociales mais aussi nos liens organiques avec le vivant/les écosystèmes, ce qui crée des réactions immunitaires comme la montée d’un éco-fascisme et le durcissement du bloc capitaliste qui va essayer de nous faire de la géo-ingénierie, de la mal-adaptation, etc.
Selon moi, l’écologie peut être le projet qui donne un second souffle à la pensée révolutionnaire marxiste ou à la critique libertaire et anarchiste. C’est un des rares endroits dans lesquels on peut retrouver un projet de rupture avec le capitalisme et l’ordre productiviste. C’est important de le préciser pour éviter une transition ultra-industrielle où l’on recouvre la terre entière de panneaux solaires. Il y a donc une vraie bataille à livrer pour arriver à mettre un contenu émancipateur de gauche dans ce signifiant politique qu’est l’écologie.
Comment cette radicalité s’est-elle traduite dans Socialter sur tes 6 années de rédaction en chef ?
La ligne d’un tout petit média comme Socialter suit forcément la ligne idéologique et intellectuelle de ceux et celles qui le fabriquent. Notre ligne éditoriale s’est radicalisée peu à peu, mais moi j’étais déjà très radical quand j’étais rédacteur en chef. On devait composer avec un lectorat initial qui découvrait tout juste l’écologie. Je voulais en ramener de nouveaux sans perdre les premiers en chemin.
Quand je suis arrivé, en 2017, c’était une période de transformation profonde du regard de la société sur l’écologie. Ça devenait une question prioritaire, en tout cas pour la classe urbaine, bourgeoise, ou pour les classes « éduquées » mais déclassées comme les profs. Mais les mobilisations restaient sur un mode très « marche » : on sort dans la rue pour que le gouvernement écoute le GIEC. Cette période a ramené beaucoup de personnes sur les sujets écolos, à partir d’un discours un peu « Ushuaia » : il faut sauver l’ours sur la banquise, sauver la planète.
Mais les marches et les grèves scolaires initiées par Greta Thunberg s’essoufflent progressivement après 2019. Ces nouveaux milieux écolos se rendent compte que ce n’est pas forcément une bonne stratégie, que ça ne donne pas de résultats. Il faut donc aller plus loin, mais comment ? Quelles alternatives au système ? Est-ce qu’on investit les partis ? Est-ce qu’on reste dans la rue ? Qu’est-ce qu’on fait des éco-gestes ? Et je pense qu’on est encore aujourd’hui dans cette période de réflexion d’ordre stratégique et tactique.
« On a réalisé que le média que l’on voulait créer n’existait pas encore »
Et toi au-delà de la ligne du média, comment as-tu évolué personnellement et intellectuellement pendant cette période ?
Philippe Vion-Dury : À l’origine, j’avais une vision très abstraite et schématique des grands courants de pensée et je voulais qu’elle soit injectée dans la ligne éditoriale du média. Mais avec le temps, en voyant les gens qui portent les luttes et les publics touchés par ces enjeux, le sujet est devenu de plus en plus concret et incarné. En allant sur le terrain, j’ai rencontré des ouvrier·es, je suis allé à Sainte-Soline, le fait que je sois proche de certains milieux militants n’est pas un secret.
Tout ça a nourri ma lecture de la société et m’a permis de m’interroger sur les figures des chasseur·euses, des paysan·nes, des bourgeois·es urbain·es et éduqué·es qui veulent bien faire… Comment on comprend ces personnes en termes politiques et écologiques ?
Tu lances désormais Fracas avec Marine Benz et Clément Quintard. Comment est né ce nouveau média ?
Philippe Vion-Dury : Clément et Marine m’ont rejoint à Socialter fin 2020 et début 2021 en tant que rédacteur en chef adjoint et directrice artistique pour étoffer l’équipe. Nous avons pendant plus de deux ans sorti des numéros et des hors-séries qui nous ont rendus tous les trois très fiers de faire ce métier. Mais à la suite de désaccords avec la direction que je ne commenterai pas, l’aventure Socialter a pris fin pour nous.
Avec Marine et Clément, on a réalisé qu’il serait dommage de se quitter, parce qu’on travaille bien ensemble et qu’on s’entend bien idéologiquement. On a réalisé que le média que l’on voulait créer n’existait pas encore. On a alors décidé de monter celui de nos rêves, en faisant autrement, sous la forme d’une coopérative et avec une ligne centrée sur l’écologie et ses combats.
Il existe de super médias qui font très bien leur travail mais il en manquait un qui fasse vivre les idées, qui ait une lecture politique et militante de l’écologie avec une importante force de frappe. Avec, aussi, une volonté d’ouvrir à toutes les sensibilités de l’écologie, inspirées des courants historiques, libertaire, marxiste, des nouvelles pensées du vivant…
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L’idée c’est d’élargir la pièce de l’écologie pour que toutes ses familles puissent y rentrer. On veut créer un espace largement ouvert, avec tout de même certaines limites. Une écologie scientifique complètement dépolitisée qui défend des puits de carbone partout et des turbines pour retirer le CO2 de l’atmosphère, c’est ma limite. De même pour un éco-féminisme qui essentialiserait le rôle de « la » femme, par exemple.
Et sur la forme ?
Philippe Vion-Dury : Très vite, il est apparu qu’un magazine papier tout seul ne pouvait pas porter les questions écologiques de manière suffisamment forte. Parce que même si c’est le meilleur magazine du monde, si personne n’en parle, personne ne l’achète. Et particulièrement chez les jeunes, c’est-à-dire le public qui porte particulièrement l’écologie sur la scène politique et médiatique.
Donc l’idée c’était de continuer le papier parce qu’on aime ça, parce que c’est ce qu’on sait faire et c’est une source de revenu importante pour avoir un modèle économique solide. Et puis c’est quelque chose qui dure, qui permet de prendre position à chaque numéro, je trouve que c’est un acte d’engagement fort par rapport à ses lecteur·ices.
Par contre, on ne peut pas aujourd’hui porter un combat sans le relais des réseaux sociaux et donc de la vidéo. Il y a un vrai enjeu à relayer les pensées de l’écologie hors des livres. Il faut faire du Thinkerview, avoir des entretiens vidéo ou audio qui correspondent à des usages, que l’on peut écouter en cuisinant, en conduisant. Ce sont des formats très puissants.
Tu abordes les différentes familles de l’écologie : comment tu les classerais dans le paysage militant et intellectuel écolo actuel ?
Philippe Vion-Dury : Pour nous, il y a d’abord une grande tension entre libertaires et marxistes, disons entre André Gorz et Murray Bookchin. Ensuite il y a les pensées du vivant qui enrichissent le débat en nous rappelant à l’ordre sur notre vision trop anthropocentrée. Il y a aussi les combats qu’on pourrait qualifier d’identitaires, pour ne pas abandonner ce mot aux réactionnaires, liés aux luttes historiques contre les oppressions : les éco-féminismes, les luttes décoloniales, etc.
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Et puis, je pense qu’il est très important de prendre en compte les pensées techno-critiques comme Ivan Illich ou Jacques Ellul pour ne pas se contenter d’une critique du capitalisme et du patriarcat. Le système industriel induit aussi des effets à combattre, qu’il faut comprendre au prisme du développement de la technique. Je rajouterai enfin une tradition plus « socialisme utopique » avec des penseurs comme William Morris ou Elisée Reclus qui ont influencé une partie de l’écologie.
« Être neutre, c’est la pire aberration que le journalisme des dernières années ait inventée. »
Et le nom Fracas, d’où vient-il ? Est ce qu’il y a des imaginaires que vous souhaitez transmettre avec lui ?
Philippe Vion-Dury : On aimait bien l’imaginaire du son, de la rumeur. Mais La Rumeur c’était déjà pris. En fait, quand tu cherches un nom de journal, tu te rends compte qu’il y a beaucoup de choses déjà prises.
Fracas, il y a la consonance en A, ça claque un peu, c’est simple, court, tranchant, et le but c’est aussi d’être tranchant·es, de ne pas se cacher. On va être diplomatiques mais on va quand même être tranchant·es, on peut s’engueuler mais ensuite on s’excuse autour d’une bière. Et puis c’est comme le fracas du monde qui s’effondre, en même temps que le fracas de la mobilisation des gens qui s’assemblent pour faire du bruit, pour se faire entendre.
Comment vous vous positionnez par rapport aux luttes ? Est-ce que vous faites une distinction entre lutter, penser les luttes et observer tout ça pour écrire dessus ?
Philippe Vion-Dury : Être neutre ou plutôt objectif, c’est la pire aberration que le journalisme de ces dernières années ait inventée. N’importe quel·le étudiant·e de première année de sociologie pourrait te le retourner. Chez Fracas, on ne veut pas avoir un lien trop organique avec les luttes, ou être nous-mêmes des militant·es en disant quoi faire ou comment faire. En revanche, on est convaincu·es qu’il faut nourrir toutes celles et ceux engagé·es dans le mouvement écologique car c’est le seul capable d’opposer quelque chose à la société dans laquelle on vit.
Aujourd’hui, tout le monde a compris qu’il n’y aura pas de consensus à l’Assemblée nationale d’où émergerait un changement. Donc il nous faut nourrir les militant·es qui sont pour certain·es dans une vraie situation de désespoir. Il y a aussi un manque de culture militante, une histoire des luttes qui a largement disparu des mémoires, donc on a envie de montrer ce qui s’est fait dans le passé en termes de combats, de partager les débats sur les formes à adopter, entre partis, groupes très horizontaux, archipels de militant·es…
Concrètement, à quoi va ressembler le média ?
Philippe Vion-Dury : Dans la revue papier qui sera un trimestriel de 132 pages, on aura largement de l’espace pour du reportage, du portrait… : pour du terrain. On ne va pas réinventer le journalisme papier, on va s’en tenir à des formats classiques en essayant de bien les faire, avec de bons journalistes.
« Il nous faut nourrir les militant·es qui sont dans une vraie situation de désespoir. »
Pour la vidéo, ça va être compliqué parce que ça coûte très cher. Donc dans un premier temps, ce format se concentrera sur l’objectif de politiser le regard des gens sur l’écologie, faire de la passation d’idées, de livres ou de pratiques militantes, faire des débriefs pour aider à penser l’actualité… C’est important parce que la pensée a des impacts concrets : lorsque des militant·es des Soulèvements de la Terre sont arrêté·es après Sainte-Soline, les flics cherchent Andreas Malm dans la bibliothèque, c’est quand même fou. Mais dans un deuxième temps, si on réussit notre pari financier, on a envie d’aller sur le terrain avec de la vidéo, financer des séries de reportages ou faire de l’enquête.
Quel modèle économique pour assurer l’indépendance ?
Philippe Vion-Dury : Pour se lancer, on a lancé une campagne de crowdfunding et une levée de fonds avec des titres participatifs auprès du milieu coopératif. Ensuite, notre objectif c’est d’avoir un truc à vendre, un bel objet, quelque chose que l’on a envie d’acheter, de se prêter… On vise la même stratégie que La Déferlante, notamment en librairie, ce sera le cœur de notre modèle économique. Par contre, ce qui manque au papier, c’est la force de frappe de la vidéo. Et malheureusement, ce qui manque à la vidéo, c’est la capacité de s’auto-financer, sans faire des trucs crades avec des marques.
L’idée c’est que la vidéo ait sa vie éditoriale propre, avec des objectifs d’accessibilité, d’audience large, d’utilité, mais qu’elle soit parfois commerciale, mise au service de la communication autour de nos projets et de la revue papier.
Il y a aussi la question de l’accessibilité de votre travail. Comment échapper à l’écueil de ne parler qu’à des classes supérieures blanches urbaines et éduquées ?
Philippe Vion-Dury : On vise une revue à 15 ou 17 euros, on n’a pas encore tranché, avec certains tarifs préférentiels pour les étudiant·es ou les personnes précaires. Et la vidéo permet de donner accès à notre ligne éditoriale et à notre contenu gratuitement. L’idée c’est aussi d’encourager les gens qui ont les moyens de payer la revue pour financer ces contenus gratuits, au profit de ceux et celles qui ne peuvent pas se le permettre.
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Mais je pense qu’il y a une hypocrisie dans les journaux de gauche, à s’accuser de rester dans un entre-soi, de ne pas parler aux banlieues, aux paysan·nes, aux chauffeur·euses de bus… Il faut arrêter de se dire qu’on peut à la fois parler aux CSP+, aux prolos et aux ruraux qui ont chacun·e des préoccupations différentes. Il faut choisir mais si on s’adresse à un certain public, ça ne veut pas dire qu’on oublie les autres.
« Je pense qu’il y a une hypocrisie dans les journaux de gauche, à s’accuser de rester dans un entre-soi. »
Déjà parce que lorsqu’on s’adresse à des responsables d’associations de Seine-Saint-Denis, on a des impacts indirects sur les banlieusard·es, lorsqu’on s’adresse à des fonctionnaires d’un département rural, on a des impacts sur la vie des paysan·nes, etc. Il ne faut pas faire semblant de vouloir s’adresser à tout le monde, mais avec Fracas on a tout de même envie de créer des liens entre les milieux, via des figures comme Adrien Cornet dans le monde ouvrier, Banlieues Climat dans les quartiers populaires. Le plus important sera de développer un discours politique qui n’oublie pas que les réalités sont diverses.
C’est un vrai point de réflexion, il faut se demander à qui on parle. Si on s’adresse à des personnes qui habitent dans une zone rurale avec un gros taux de chômage, il faut replacer la question du travail au centre de l’écologie. Ce que fait François Ruffin, d’ailleurs. Mais ça fait parfois mal à gauche, parmi celles et ceux qui prônent le droit à la paresse ou la fin de la valeur travail. De même, dans les quartiers, on ne peut pas uniquement mettre en avant l’impact de la pollution sur la santé, je pense qu’il est plus intéressant de montrer que les métiers des banlieusard·es sont les métiers du futur : les métiers de la maintenance, de la réparation… C’est vraiment la classe utile à une société écologique.