Alors que l’ambiance semble être celle du retour de bâton sur les questions écologiques, les très petites et moyennes entreprises en France restent-elles engagées dans la redirection de leurs activités ? On a posé la question Isabelle Albertalli, directrice Climat de Bpifrance à quelques jours de leur événement Jour E, qui rassemble près de 1000 entrepreneur·ses engagé·es dans la transition de leurs activités, ce 2 avril au Palais Rameau, à Lille.
Retours législatifs sur les dispositifs zéro artificialisation nette, sur les réglementations agricoles (retoqués par le Conseil d’État), coup de rabot sur le budget MaPrimeRénov’, critique ouverte des dépenses de l’Ademe… À l’heure des incertitudes économiques et du « backlash » écologique jusqu’au sommet de l’État, les entreprises sont-elles encore engagées pour la transition de leurs activités ?
Quand la France se prépare à des températures de +4°C d’ici la fin du siècle, appréhendent-elles suffisamment la question de l’adaptation ? Les dirigeants ont-ils bloqué leurs budgets RSE (pour responsabilité sociétale des entreprises) ou poursuivent-elles ces bilans carbones et autres Fresques du climat, pour aller plus loin, et reposer les questions de bien-être au travail, de management, de démocratie dans l’entreprise, de coopération territoriale ?
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Ce sont quelques-unes des questions qui traverseront l’édition 2025 de Jour E, ce mercredi 2 avril au Palais Rameau de Lille. Plus de 1000 entrepreneur·ses s’y retrouveront pour parler enjeux et difficultés face au défi de la redirection écologique de leurs activités. Et découvrir la combinaison « sensibilisation, accompagnement, financement et mise en réseau » de Bpifrance, notamment via son réseau Le Coq Vert, cette communauté de 3 000 dirigeants qui y partagent leurs expériences.
À l’approche de ce rendez-nous – où nous aurons le plaisir d’intervenir sur les volets culture (aux côtés de l’Ademe, Fairly et de l’artiste Fakear) – nous avons voulu prendre la température de l’engagement écologique des entreprises. Questions à Isabelle Albertalli, directrice Climat de Bpifrance, responsable du programme Le Coq Vert, et organisatrice du Jour E.
Ce mercredi 2 avril à à Lille s’ouvrira Jour E, l’événement annuel de Bpifrance qui rassemblent les dirigeant·es engagé·es dans une démarche de transition écologique et énergétique de leur entreprise. Où en est-on de la redirection écologique au sein des entreprises, et où est-il nécessaire de poursuivre des efforts ?
Isabelle Albertalli : Le think tank Le Lab de Bpifrance réalise régulièrement des enquêtes auprès des PME pour savoir si le sujet de la transition leur parle ou non, ce qui fonctionne ou non, où ils en sont… En 2020, un tiers des entreprises disait souhaiter intégrer le changement climatique dans leur stratégie. En 2023, on est passé à deux tiers. Elles nous disent vouloir s’y mettre ou avoir déjà commencé.
« Nous n’assistons pas à un revirement à 180 degrés »
Depuis 2020, nous avons accompagné 11000 entreprises à se mettre en transition, dont 4300 en 2024. Ça s’est vraiment accéléré. Nous n’avons jamais eu autant de demandes pour des accompagnements dédiés, comme des diagnostics sur les procédés, sur l’efficacité énergétique, la sobriété, les matériaux ou pour un bilan carbone, qui est celui qui fonctionne le mieux.
C’est un peu plus timide sur les sujets de sobriété énergie-eau. Beaucoup ont eu lieu durant la crise de l’énergie, pour des raisons économiques, et se disent aujourd’hui à flot. J’aimerais aussi plus vite voir avancer les sujets de matériaux, d’adaptation et de rénovation énergétique – notre diagnostic sur le sujet n’est pas utilisé à la hauteur de l’enjeu. Mais malgré cette ambiance morose de backlash macropolitique, beaucoup de dirigeants souhaitent concrètement prolonger la transition de leur entreprise.
À ce sujet, ressentez-vous un désinvestissement lié à ce « backlash » ou aux incertitudes économiques et politiques actuelles ?
Si l’entreprise a déjà engagée beaucoup d’énergie ou d’argent, elle sera moins encline à reculer. Si celle-ci n’était pas convaincue, elle sera d’autant plus attentiste. Mais cela ne concerne pas uniquement le « vert », il y a une morosité de l’investissement suite à la conjoncture politique française. Les dirigeants savent moins à quoi va ressembler le futur.
Ceci étant dit, les dirigeants qui avaient embauché sur ces sujets, pour mettre en place des indicateurs ou des outils plus performants, certes étaleront davantage dans le temps leurs ambitions mais garderont tout de même ce momentum. Notamment parce que certains y voient une opportunité directe d’économie d’énergie, d’eau, et donc de coûts de production. Si j’ai changé déjà ma chaîne d’approvisionnement, je suis aussi moins soumis aux tensions géopolitiques, et donc aux problèmes de sourcing.
Ce genre d’actions a un impact direct sur la facture, sur la disponibilité de mon produit ou ce qui va me permettre de mieux recruter. Donc ceux-là continuent. La position va dépendre d’où on en est, et des intérêts business qui y sont liés. Je crois que l’on entend surtout ceux qui n’étaient pas motivés parler plus fort aujourd’hui, parce qu’ils sentent que ce discours est plus entendable. Nous n’assistons pas à un revirement à 180 degrés.
Au-delà de l’atténuation, il s’agirait désormais d’affronter la question de l’adaptation aux conséquences du changement climatique. Comment accompagnez-vous cette nouvelle phase ?
Deux-tiers de nos entrepreneurs disent ne pas être sensibles au sujet de l’adaptation. Nous avons donc mis en place des formations en ligne et en présentiel via Bpifrance Université, notre « école des dirigeants » qui accompagne 30000 apprenants chaque année. Nous avons également lancé un nouvel outil interne pour modéliser les risques physiques, à l’échelle d’une commune et par secteur, à partir des données de Météo France notamment.
« C’est à l’échelle de l’écosystème local qu’il est plus facile pour les acteurs de coopérer »
Cela nous permet de formaliser des scénarios en termes d’inondation, de sécheresse ou de vagues de chaleur, puis d’avoir un échange avec le dirigeant pour savoir s’il ou elle a mis en place des dispositifs d’adaptation. Ensuite, comme pour le bilan carbone, s’il y a un besoin et que les risques ne sont pas traités, un bureau d’étude se déplace dans l’entreprise. Un diagnostic d’adaptation coûtera quelques milliers d’euros en reste à charge à l’entreprise en fonction de sa taille.
Ce modèle a bien fonctionné pour la décarbonation, l’idée est de le reproduire pour l’adaptation. On regarde aussi beaucoup les innovations qui vont apporter une solution pour végétaliser, faire du rafraîchissement ou du confort thermique.
Penser réseau, territoire, c’est aussi penser chaîne de valeur, écosystème. Où en est-on de cette acculturation à ces changements de modèle, à la nécessité de travailler en réseau, en coopération, en interne comme à l’échelle territoriale ? Comment Bpifrance accompagne-t-elle cela ?
Nous, on croit sincèrement dans le fait qu’à plusieurs, on va plus vite et on va plus loin. D’où la création de cette communauté du Coq Vert, qui n’est pas un label mais réunit tous ceux qui ont commencé et peuvent aller plus loin. Les plus avancés donnent la main, c’est une cordée. Et on anime cette communauté très localement, parce qu’on croit beaucoup que c’est à l’échelle de l’écosystème local qu’il est plus facile pour les acteurs de coopérer. Si j’ai des déchets qui peuvent servir d’intrants à quelqu’un d’autre, c’est plus facile quand c’est proche.
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Très souvent, c’est aussi difficile de s’adapter seul. On est très dépendants de notre chaîne de valeur ou des acteurs du territoire. On n’est alors plus tout seul à décider, les intérêts ne sont pas toujours les mêmes. C’est une concertation. On essaie d’expliquer qu’il faut investir pour éviter des potentiels coûts. Mais ça donne moins envie que lorsqu’on investit dans une machine qui va faire baisser ma facture d’électricité à la fin du mois.
Il faut fonctionner collectif. Du climat, il y en a partout, à tous les endroits de la chaîne d’une entreprise. La question, c’est aussi l’endroit où est placé le sujet climatique. Est-ce que le ou la dirigeante en parle comme d’une priorité ? Clairement, dans les entreprises les plus avancées, c’est porté par le dirigeant, ou son comex. Ensuite, on essaie d’embarquer tous les collaborateurs, et de valoriser celles et ceux qui travaillent sur ce sujet.
Le fait d’être sur ce chemin de la redirection de son entreprise mène-t-elle en interne à d’autres modes de collaboration, à s’emparer des questions de bien-être au travail, d’équité des salaires, de démocratie dans l’entreprise ?
C’est difficile à quantifier. Après, dans une PME, quand le ou la dirigeant a envie d’y aller, ça embarque tout le monde. Parce que la démarche amène à se poser des questions de fond. Pour celles qui se sont embarquées dans la transition, c’est de mieux en mieux, mais il y a encore du travail.
Infos et réservations pour Jour E, ce 2 avril au Palais Rameau, à Lille, juste ici.